Une Bible culinaire italienne. Artusi: La Science en cuisine et l’art de bien manger

Publié dans son intégralité pour la première fois en langue française aux Editions Actes Sud (2016), voici en librairie “La Science en cuisine et l’art de bien manger” de Pellegrino Artusi, l’ouvrage de gastronomie qui, il y a une centaine d’années, a révolutionné la cuisine italienne, sans cesse enrichi au fil du temps de nouvelles recettes par son auteur, imité, piraté… et toujours d’actualité. A l’instar du fameux “Gastronomie pratique” d’Ali-Bab ou du “Guide culinaire” d’Auguste Escoffier, fleurons du patrimoine culinaire français, ce livre reste aujourd’hui un modèle en son genre: celui d’une cuisine de marché, réalisable et pleine de bon sens, exigeante sur la qualité des produits mais adaptable au goût et aux possibilités de chacun.

Si ce livre a révolutionné la gastronomie italienne, c’est parce qu’il signe, selon certains, le véritable acte de naissance de la nation : à l’époque, les dialectes étaient encore très répandus : le livre de Pellegrino Artusi visait, entre autres, à unifier le pays en utilisant un vocabulaire accessible à tous.

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À la manière des frères Grimm, l’auteur a collecté les recettes et les a rédigées avec clarté, en évitant les régionalismes, ainsi que les gallicismes et les anglicismes, à la mode dans certains milieux. Il les faisait ensuite réaliser par ses deux fidèles aides cuisiniers, Marietta Sabatini et Francesco Ruffili, et les testait lui-même avant de les intégrer, éventuellement, à son ouvrage.

Celui-ci se veut une sorte de “livre de ménage”, par son souci de l’économie et de l’art d’accomoder les restes, ainsi que par ses conseils concernant la santé du consommateur. Il s’adresse à l’Italien moyen et s’en prend aux manuels de cuisine excessivement compliqués, qui noient le cuisinier sous un flot de termes trop spécialisés. Pour Artusi, on peut couper ses courgettes comme on l’entend, renoncer à certains pétrissages si l’on n’a pas les bras assez musclés, et il ne vous apprendra pas à confectionner des boulettes, car tout le monde en est capable. Mais il vous régalera avec des recettes variées, précises et agrémentées d’anecdotes, de proverbes, de citations littéraires parfois réécrites à sa sauce, de digressions malicieuses ou acerbes. Ainsi de la recette de la “crème à la française” où il se paie le luxe d’un surprenant préambule bucolique avant de reprendre le fil de son propos et de nous donner la recette attendue…

Par ailleurs, impossible de trouver un livre de cuisine comme celui-ci, qui cite à la fois, et sans pédanterie, Benjamin Franklin, Mathusalem, Catherine de Médicis, Linné et Machiavel. Cette Bible culinaire est donc une lecture fascinante, au point que certains l’ont appelée le “roman de la cuisine italienne”…car, sous des dehors scientifiques, il est éminemment “personnel”.

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Traduit dans de nombreuses langues, ce livre était inédit en France dans sa forme intégrale. Il est préfacé par Alberto Capatti, éminent spécialiste d’Artusi, et de l’histoire de la cuisine en général, membre du comité scientifique de Casa Artusi.

L’AUTEUR

Pellegrino Artusi est né en 1820 en Émilie-Romagne, à Forlimpopoli, ville qu’il quittera après avoir été agressé dans le domicile familial par une bande de brigands. Il s’installe à Florence et, en 1865, abandonne son métier de commerçant pour se consacrer à ses deux passions : la littérature, et surtout la cuisine. En 1891, il publie à compte d’auteur La scienza in cucina e l’arte di mangiar bene, fruit de ses nombreux voyages dans le Nord et le Centre de l’Italie ; cette première édition comporte 475 recettes. Les éditions successives verront à la fois grossir le nombre des recettes, fruits de ses échanges épistolaires avec toutes sortes de correspondants – et surtout de correspondantes – des quatre coins de l’Italie, et connaîtront des tirages de plus en plus importants. Artusi meurt à Florence en 1911; la quinzième édition de son livre, posthume, qui compte 790 recettes, sort la même année.

Depuis, les éditions se sont succédé sans discontinuer. Commenté, imité, piraté, voire interprété au théâtre, le livre est devenu un classique, non seulement de la cuisine, mais de la littérature italienne. À Forlimpopoli, un musée est consacré à l’auteur ; CasArtusi maintient vivante sa mémoire et un festival, en juin, lui rend régulièrement hommage. Signalons, par ailleurs, le jumellage entre Forlimpopoli, la ville d’Artusi, et Villeneuve-Loubet, celle d’Escoffier, qui a lui aussi fait œuvre d’écrivain culinaire et contribué à la diffusion internationale de la cuisine française.

En savoir + : http://www.pellegrinoartusi.it/

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UNE RECETTE

235. Macaronis à la chapelure

S’il est vrai, comme le disait Alexandre Dumas père, que les Anglais ne vivent pas que de roast-beef et de pudding, les Hollandais de viande cuite au four, de pommes de terre et de fromage, les Allemands de sauerkraut et de lard fumé, les Espagnols de pois chiches, de chocolat et de lard rance et les Italiens de macaronis, on ne s’étonnera pas si je reviens souvent, et avec plaisir, sur ces derniers, y compris parce que je les ai toujours appréciés. J’ai même failli, à cause d’eux, m’attirer le beau titre de Mangeur de macaronis, et je vous dirai comment.

Pellegrino Artusi

Je me trouvais à Bologne, dans la trattoria des Tre Re [des “Trois Rois”], il y a presque soixante-dix ans, en compagnie de plusieurs étudiants et de Felice Orsini [[Felice Orsini (1819-1858) révolutionnaire et patriote italien, membre de la “Jeune Italie”, un mouvement qui voulait rendre l’unité et un idéal au peuple italien. Auteur d’un attentat manqué contre Napoléon III, il fut guillotiné à Paris.]], l’ami de l’un d’eux. En ce temps-là, en Romagne, on discourait sans cesse politique et conspirations ; et Orsini, qui semblait né pour cela, en parlait avec enthousiasme et ferveur, s’efforçant de nous démontrer qu’une émeute était imminente ; il affirmait aussi que lui-même, et d’autres chefs dont il donnait le nom, en prendraient la tête et sillonneraient bientôt Bologne, les armes à la main. En l’entendant évoquer avec si peu de prudence, et dans un lieu public, un sujet aussi compromettant et une entreprise que je trouvais insensée, je demeurai de marbre à ces discours, et pensai surtout à manger tranquillement le plat de macaronis que j’avais devant moi. Cette attitude piqua au vif l’amour-propre d’Orsini, lequel, mortifié, chaque fois qu’il se souvenait de moi, demandait à ses amis : “Comment va le Mangeur de macaronis ?”.

Je le vois encore, ce jeune homme sympathique, de taille moyenne, mince de sa personne, visage pâle et rond, traits délicats, yeux très noirs, cheveux frisés, affecté d’un léger zézaiement. Quelques années plus tard, je le rencontrai par hasard dans un café de Meldola [[Petite ville d’Émilie-Romagne.]] au moment où, frémissant de colère contre un lascar, qui, trahissant sa confiance, avait offensé son honneur, il invitait un jeune homme à le suivre à Florence afin de l’aider, disait-il, à accomplir une vengeance exemplaire. Une série de faits et de péripéties plus étranges les uns que les autres le conduisit, par la suite, à la fin tragique que tout le monde connaît et déplore, mais qui poussa peut-être Napoléon III à intervenir en Italie.

Mais revenons à nos moutons.

300 g de macaronis longs, qui tiennent bien la cuisson.
15 g de farine.
60 g de beurre.
60 g de gruyère.
40 g de parmesan.
6 dl de lait.
Chapelure en quantité suffisante.

Si vous aimez des macaronis plus relevés, augmentez les doses des condiments.

Cuisez les macaronis à moitié, salez-les et égouttez-les. Mettez une casserole sur le feu, avec la moitié du beurre et la farine, et remuez continuellement ; quand le mélange commencera à roussir, versez le lait peu à peu et faites mijoter pendant une dizaine de minutes ; jetez ensuite dans cette béchamel les macaronis et le gruyère, râpé ou en petits morceaux, et mettez la casserole sur le coin du fourneau de sorte que, en cuisant à petits bouillons, les pâtes absorbent le lait. Ajoutez alors le beurre restant et le parmesan râpé ; versez les pâtes dans un plat à four, qu’elles doivent remplir à ras bord – et recouvrez-les de chapelure.

Mettez-les ainsi dans le four de campagne, ou sous un couvercle en fer avec les braises au-dessus, et quand les macaronis seront gratinés, servez-les chauds en guise d’entremets ou, mieux encore, accompagnés d’un plat de viande.

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La Science en cuisine et l’art de bien manger
DE PELLEGRINO ARTUSI
PREFACE D’ALBERTO CAPATTI

traduit de l’italien par Marguerite POZZOLI et Lise CHAPUIS
Actes Sud Cuisine
ISBN 978-2-330-06658-1
prix indicatif : 26, 00€
Septembre, 2016 / 14,0 x 20,5 / 640 pages

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Marguerite Pozzoli
Marguerite Pozzoli est née en Italie. Agrégée de Lettres modernes, elle a traduit une centaine de titres. Depuis 1989, elle dirige la collection “Lettres italiennes” pour les éditions Actes Sud. Parmi les auteurs traduits : P. P. Pasolini, A. M. Ortese, Roberto Saviano, Maurizio Maggiani, Giorgio Pressburger, Stefano Benni, Luigi Guarnieri, Valerio Magrelli, Marta Morazzoni... Membre d’ATLF, elle a siégé à la commission Littératures étrangères du CNL. Elle anime régulièrement des ateliers de traduction, occasions rêvées de faire toucher du doigt les dilemmes du traducteur, et découvrir, in fine, que le texte met à mal toutes les théories préétablies.

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