Pasolini Roma, l’exposition rétrospective de la Cinémathèque française.

Pasolini, qui n’était pas romain, est arrivé dans la capitale en 1950 à l’âge de 28 ans, pauvre, déshonoré, en exil involontaire du Frioul maternel. À sa mort dramatique sur un terrain vague d’Ostie, 25 ans plus tard, en 1975, il était devenu une figure majeure du monde intellectuel et artistique romain. 38 ans après sa mort, la vision qu’il a eue de son pays est toujours la plus actuelle pour les Italiens, et éclaire plus largement le devenir de nos sociétés européennes. Rome a été le principal combustible de cette incroyable énergie de création et d’interventions que Pasolini a déployée pendant ces 25 années de vie artistique et publique. Approcher Pasolini dans ses rapports avec la ville de Rome, c’est entrer de plain-pied dans tout ce qui le constitue et le définit : l’amitié, la littérature, la politique, l’amour, le sexe, le cinéma.

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25 ans de passion

Pour lui, Rome n’a pas été un décor ni un simple lieu de vie. Il a connu avec cette ville une relation passionnelle, avec des sentiments mêlés de haine et d’amour, des phases d’attraction et de rejet, des tentations d’éloignement et les plaisirs du retour. Les circonstances difficiles de son arrivée à Rome l’ont immergé dans un monde et un langage qui n’étaient pas les siens, ceux des sous-prolétaires des « borgate », des banlieues pauvres et populaires où la précarité de sa situation le contraint d’habiter. Cette rencontre avec l’altérité, comme cela arrive parfois en amour, va être un puissant moteur de création. De cet univers dont il ne savait rien, va naître une puissante inspiration et il va y trouver, sans avoir eu à les chercher, les sujets constitutifs de ses premiers romans et de ses premiers films.

Plus tard, Rome va devenir pour l’homme public qu’a été aussi Pasolini, analyste infatigable du devenir de la société italienne, le principal espace d’observation, son champ permanent d’étude, de réflexion et de combat. Ce sera aussi le théâtre des persécutions dont il ne va jamais cesser de faire l’objet, de la part des pouvoirs de tous ordres et de l’acharnement des médias pour lesquels il sera pendant vingt ans le bouc-émissaire, l’homme à abattre, à cause de sa différence et de ses prises de position.

C’est à partir des transformations de cette ville qu’il a tant aimée, qu’il analyse la mutation de son pays au tournant des années 60-70, d’où est issue pour l’essentiel l’Italie d’aujourd’hui. Mutations qui l’éloignent de plus en plus de cette Rome où il assiste, les poings serrés, au triomphe de la société de consommation et à la montée en puissance d’une télévision nationale qui impose le même modèle petit-bourgeois à une population ayant perdu toute innocence et tout sens du sacré. Paris, New York, mais surtout le Tiers-Monde – l’Inde, l’Afrique – vont devenir ses lignes de fuite, même si son centre de gravité reste toujours la capitale désaimée. Rome a constitué Pasolini romancier et cinéaste, mais la rencontre de cet homme et de cette ville a agi, comme en amour, dans les deux sens. Il y a une Rome d’avant et une Rome d’après Pasolini. Ses écrits et ses films en ont créé un nouvel imaginaire, en ont déplacé les lignes symboliques, en ont refondé la géographie, lui ont rendu une langue jusque-là trop minoritaire pour être audible, en ont prévu l’avenir. Petrolio, sa dernière grande œuvre littéraire, inachevée du fait de son assassinat, est l’ultime écriture, terriblement désillusionnée, de ce mythe.

Pasolini sur la tombe de Gramsci

Pasolini découvre et réinvente le cinéma

L’écrivain Pasolini naît au cinéma à presque 40 ans, inspiré par ces quartiers périphériques de Rome et par leur population marginale, avec son propre langage, sa propre vision de la vie, jusque-là ignorés, invisibles. Il va inventer pour eux une nouvelle langue cinématographique qu’il définit comme la langue même de la réalité. C’est le succès et le scandale de son premier roman, Ragazzi di vita, et ses travaux alimentaires de scénariste qui vont le sortir de la quasi-misère et lui ouvrir le chemin du cinéma : des cinéastes comme Fellini ou Bolognini lui passent commande de scènes de maquereaux, de prostituées, de marginaux. Ses films vont suivre les mêmes étapes que celles de son amour et de ses désillusions pour Rome et la jeunesse romaine.

Toto' et Pasolini

Une première époque (Accattone, Mamma Roma, La ricotta) est celle d’un cinéma réaliste-lyrique, ancré dans la réalité des faubourgs de la ville, suivie de L’Évangile selon Saint Matthieu qu’il veut accessible à tous, croyants ou non croyants. Il tient à se démarquer du néo-réalisme rossellinien comme du cinéma de la Nouvelle Vague qui lui est contemporain, pour trouver ses propres modèles de représentation. Quand il commence son premier film, Accattone, il ne connaît à peu près rien à la technique du cinéma mais il sait exactement ce qu’il en attend : isoler et sacraliser des morceaux du réel, un visage, un coin de mur, un geste énigmatique. Son modèle de représentation, c’est celui de Masaccio, de Giotto: sacralité, frontalité, séparation du fond et du personnage. Puis, avec le temps des déceptions et du désamour de Rome, il manifestera un rejet radical de la culture de masse et de toute récupération consumériste de ses œuvres. Il choisit, par réaction, une forme de cinéma plus cryptée, aristocratique, travaillant la métaphore et le mythe (Œdipe Roi, Porcherie, Théorème, Médée).

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Dans les années 70, dans sa Trilogie (Le Décaméron, Les Contes de Canterbury, Les Mille et une Nuits), il tente avec l’énergie du désespoir d’échapper à ce qu’il a appelé le « génocide culturel » de l’Italie, en filmant des corps qu’il voudrait encore innocents et un érotisme libre, joyeux et païen. Mais il va abjurer rapidement cette tentative volontariste et réactive dont il juge qu’elle a perdu son sens devant la fausse tolérance sexuelle du pouvoir consumériste. Il tourne alors son dernier film, Salò ou les cent vingt journées de Sodome, objet unique dans l’histoire du cinéma, d’une absolue radicalité, intraitable, une mise à l’épreuve permanente du spectateur à qui l’écran renvoie sans cesse son propre regard auquel il refuse toute entrée empathique. Cette mise à mort du dispositif de l’identification au cinéma coïncide avec le massacre de son auteur, qui n’assistera pas à la première de son film.

C’est Pasolini qui nous guide

L’exposition Pasolini Roma s’organise de façon chronologique en six sections, qui vont du jour de l’arrivée à Rome de Pasolini et de sa mère, à la nuit de son massacre aux confins de la plage d’Ostie, avec un petit flash-back sur ses années frioulanes.

On y retrouve, d’étape en étape, quelques fils rouges qui permettent de suivre à la trace la traversée d’un quart de siècle (1950-1975) par cet homme d’une incroyable vitalité : les lieux de vie, les lieux des romans et des films, la poésie, le cinéma, les amis, les amours, les persécutions, les combats et les engagements dans la cité, les abjurations. On y trouve des dessins et des tableaux de Pasolini, dont certains autoportraits, mais aussi la galerie idéale des peintres contemporains qu’il a décrite avec précision dans un poème: Morandi, Mafai, De Pisis, Rosai, Guttuso. Jamais exposition sur Pasolini n’a été riche d’autant de matériaux de toutes natures, éclairant toutes les facettes de ses multiples activités, dont certains sont inédits à ce jour. Tous ces matériaux sont de première main : tout Pasolini mais rien que Pasolini. Des murs-écrans scandent le parcours de section en section, où le visiteur est immergé dans la Rome d’aujourd’hui, dans des lieux pasoliniens qui permettent de mesurer la justesse de ses analyses sur le devenir de la ville.

La Cinémathèque française

La Cinémathèque française a voulu que cette exposition accompagne au plus près les années romaines de cette vie foisonnante, en tension permanente, celle d’un homme créant et luttant sur tous les fronts. Elle a voulu que le visiteur ait l’impression que c’est Pasolini lui-même qui lui parle, le guide, et l’autorise avec bienveillance à le suivre et à découvrir en même temps que lui un cheminement imprévisible, sans cesse ouverte aux rencontres, aux doutes, aux revirements, aux abjurations, aux départs nouveaux. Le visiteur y découvrira un homme à la fois exceptionnel (par sa puissance de création, son incroyable vitalité, ses combats permanents, sa passion pour tout ce qu’il entreprend), et un homme comme tous les autres, avec ses moments d’exaltation, de croyance, d’enthousiasme, de joie, mais aussi ses moments de doute et d’angoisses. Nous aimerions qu’en sortant de l’exposition, le visiteur ait partagé ses émotions et emporte avec lui le sentiment que Pasolini est plus que jamais actuel, que ses films et ses livres nous parlent de nous, que ses analyses nous aident à comprendre le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui.

Alain Bergala

(Cinémathèque française)

Cinémathèque française

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