Le Berlusconisme pour les Nuls

Berlusconi est certainement l’Italien le plus populaire en Italie et à l’étranger. Résumé en clair-obscur de l’homme qui, depuis vingt ans, entre populisme et affaires de famille, gouverne de façon presque ininterrompue le pays. Le point de vue de notre cher Julien Puig, spectateur passionné mais agacé par l’évolution de l’Italie.

Avant tout, d’un point de vue français, on se demande souvent : «Mais, comment est-ce possible ?» Si on ouvre un grand quotidien italien comme La Repubblica ou le Corriere della Sera, on constate qu’on y parle de Berlusconi à tout bout de champ et dans tous les domaines.

Pour les Français, Berlusconi fait partie du paysage. Certains ont la stupidité de dire qu’on l’aime bien parce qu’il nous fait rire, et cela aussi fait partie de comment beaucoup de Français voient les Italiens : comme des comiques.

Pourtant tous les Italiens ne sont pas des Pantalone, Arlecchini & co. Mieux vaut cependant savoir rire de Berlusconi parce que sinon “tu meures”.

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Mais lui n’est pas là pour plaisanter. Il n’est pas arrivé où il est par hasard; depuis quasiment un demi-siècle il a commencé à le construire son empire médiatique, financier et politique (il a aujourd’hui 74 ans). En 1957, il est chanteur sur les bateaux de croisière, et beaucoup peuvent se demander pourquoi il ne s’est pas arrêté là. Fils de la petite bourgeoisie milanaise, il commence sa carrière comme agent immobilier, puis se lance dans l’édition (avec la Banque Rasini et ses fonds douteux, principale banque utilisée par la Mafia pour le blanchiment d’argent sale); fin des années 70, il lance “Telemilano” avec Milano 2, une chaîne régionale (qui deviendra plus tard la fameuse Mediaset).

Il continue par la suite dans cette voie : Canale 5 en 1980 (première chaîne privée). Il touche un peu au monde du sport avec l’acquisition du Milan AC en 1986, aux assurances et produits financiers en créant la Fininvest. En 1989, il entre à la Mondadori (première maison d’édition du pays).

Les bases de cet empire ne sont pourtant pas seulement économiques mais aussi politiques. La loge maçonnique P2 (Propaganda 2, dissoute officiellement en 1981) l’accueille en 1978. Il obtient également la protection de Bettino Craxi, Président du Conseil et chef du PSI (Partito Socialista Italiano), mais surtout symbole des années 80 qui sont celles des scandales de corruption (Tangentopoli), de l’explosion des valeurs morales dans la classe politique, de la Milano da bere (le Milan où l’on boit). Ces années-là sont en quelque sorte celles de la “préhistoire du Berlusconisme”, parce que la suite nous la connaissons.

Scendo in Campo” (je descends dans l’arêne)

Cette phrase peut sans doute résumer comment Berlusconi a changé la politique et la manière de faire de la politique en Italie. La politique des premières années de la République italienne (1947-1948) se faisait comme on fait de la politique partout en Europe. Après Tangentopoli, il n’y a pourtant plus de vraie vie politique en Italie, il n’y a même plus de partis ! La DC (Democrazia Cristiana) est morte, le PCI aussi ; ces deux gros mastodontes sont décimés par les procès contre la corruption (Mani Pulite) et n’ont idéologiquement plus de raison de vivre après la Perestroïka.

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C’est à ce moment précis que le petit Silvio annonce Scendo in campo, comme si l’on parlait d’un match de foot. Il n’y a plus de joueurs, tant pis, moi je joue, qu’est-ce qu’il y a ?… J’ai pas le bon statut, vas-y, je te le paye le statut ! Voilà ! Ed ecco, Forza Italia (qui est, à la base, il faut le savoir, un slogan footballistique dans le registre de “Allez les Bleus”) gagne en 1994, puis en 2001 (dans la coalition Casa delle Libertà), et puis encore en 2008 (sous le nom de Popolo della Libertà – PDL -, coalition qui rassemble l’ex-Forza Italia, la Ligue du Nord et Alleanza Nazionale).

La politique devient un sport, on ne «fait» plus de la politique, on «joue» à la politique. On fait alliance avec des ex-fascistes et avec la Lega Nord, un parti «folklorique» qui à l’époque de Tangentopoli agitaient des potences miniatures sous le nez des parlementaires accusés de corruption.

Puis la politique devient un business dont les exemples les plus criants en sont les successives lois “ad-personam” pour garantir l’immunité du “Premier” qui, s’il sortait du monde de la politique, serait «un homme mort» (lodo Alfani, lodo sul processo breve). Il s’agit d’un business libéral qui, on ne sait pourquoi, a des coûts exorbitants (La campagne de 2008 a coûté quasiment quatre fois plus qu’il y a dix ans. Le journaliste Marco Travaglio soutient que dorénavant chaque élection rapporte aux différents partis 4€ pour chaque électeur inscrit sur les listes, qu’il ait voté ou non).

L’avènement de Berlusconi est aussi un retour au populisme. Il promet de tout à tous. Dans son programme de campagne 2008, il s’engage à reprendre le projet du pont sur le détroit de Messine, rejeté par le gouvernement Prodi en raison du risque évident que des appels d’offre mafieux ne l’emportent; le projet de train à grande vitesse (TAV) sous les Alpes, lequel est l’objet de beaucoup de protestations; l’installation de centrales EPR en Italie bien que les Italiens s’y soient opposés récemment…

berlusconi009vu8.jpgLes Italiens aiment aussi le “Cavaliere” parce qu’ils le voient partout et tout le temps. Pourquoi ? Il détient quasiment toutes les télés privées mais aussi une partie de la RAI, ce qui lui permet de faire la pluie et le beau temps (cf. la suspension de Michele Santoro, le présentateur de Annozero, des «talkshows» comme Ballarò , Che tempo che fa, au moment des élections régionales). Bien des journaux sont aussi sous son contrôle. Les Français se disent que c’est un peu comme Sarkozy mais, structurellement non. Le «Sarkozysme» n’est pas encore arrivé à ce degré dramatique, et puis Sarkozy n’est pas un comique, il est plutôt antipathique, il ne fait rire personne, il fait plutôt peur.

IO penso ” (MOI, je pense)

Une nouvelle mentalité est née avec Berlusconi, mentalité qui apparaît jusque dans le langage. En italien ‘neo-standard’, on ne dit plus “ penso che sia…” (je pense qu’il s’agit de…), on dit “IO faccio, IO dico che è vero” (MOI, je fais, MOI je dis que c’est vrai, dans le sens d’une vérité absolue, non contestable). Ca, c’est un héritage de l’individualisme des années 1980 qui se ressent fortement dans l’Italie d’aujourd’hui. Il n’y a plus de collectif, plus de solidarité (les formes d’entraide que l’on observe encore sont celles de la famille; les jeunes qui ne trouvent pas de travail vivent ou reviennent vivre chez leurs parents par exemple.

Puis, comme “nouvelles valeurs”, le Berlusconisme sous-entend que la corruption pourrait être quelque chose de normal. Les magouilles dont, en d’autres temps, les Italiens avaient honte, se crient sur les toits aujourd’hui. On observe un peu partout un déclin de la décence, de la moralité politique (cf. les histoires de Veline, Escort, le scandale des «mineures» et de la petite Noemi…).

L’amnésie apparaît aussi dans les nouvelles pathologies italiennes, comme l’a dit le quotidien français Le Monde. La réhabilitation de Bettino Craxi ne fait réagir personne. Qui se rappelle de Tangentopoli ? Personne dirait-on. Toujours moins de moyens pour protéger les « repentis » et les types suivis par la Mafia comme Saviano. Le maxiprocesso de Palerme ? Falcone ? Jamais entendu parler.

Nouveau scoop : la loi n’est pas la même pour tous, oui, oui, “c’est écrit dans la Constitution” a dit Castelli l’année dernière, tout ça parce que pour les trois plus hautes charges de l’Etat certaines compensations existent. La vérité, c’est que le souhait qu’il n’y ait plus «ni Dieu, ni maître» au-dessus des plus hauts dirigeants de la République Italienne les fait saliver et qu’ils anticipent sur le futur. Une sorte d’ «anarchistes» – mais autoritaires, de droite ! – en fait…

Mais alors, si la loi n’est pas égale pour tous, on peut diviser la société en classes de citoyenneté ? Pourquoi pas. Et alors on a le droit d’être raciste ? Allez-y !

Nous avons sous les yeux la transformation d’une démocratie en une forme hybride de fascisme caché, toléré. L’Italie n’est plus le pays 20081106_berlusconi23.jpgdes «j’m’en foutistes » mais celui des «Calimero». Pauvres hommes politiques, on les accuse tous, mais ce sont des saints, alors que dans les années 1980 ils se défendaient en disant «je suis corrompu mais, regardez au-dessus de moi, ils sont pires». Aujourd’hui l’attitude est plutôt «je suis corrompu et alors ? ça me plaît, je suis un mafieux, ça fait bien d’être mafieux, c’est fashion». Ce n’est pas pour autant que le «me ne freghismo» disparaît. Le Berlusconisme autorise implicitement à se foutre de tout. La réponse du «Premier» au tremblement de terre des Abruzzes avait été symbolique des bourdes qu’il peut lâcher : «Prenez- le comme un week-end au camping» (Aujourd’hui la guerre des promoteurs est d’ailleurs ouverte dans ces régions sinistrées).

Alors oui, il y a des oppositions, il y a le mouvement No TAV qui devient plus important que le projet du gouvernement. Il y a le No B-Day dont un remake en No-Sarkozy Day a été importé en France. Mais que fait la classe politique? Elle fait ce qu’il ne faudrait pas faire, parler de Berlusconi tout le temps, et ce qui devait arriver arrive. Bien des Italiens n’en peuvent plus d’entendre toujours les politiques tourner autour de la critique de Berlusconi.

Quelle sera l’Italie de l’après-berlusconisme ? Personne ne peut le dire. Il y a un véritable vide politique, il n’y a pas d’alternative, bloquée, étranglée avant de naître. Veltroni est parti et le Parti Démocrate (PD) se fait récupérer par les chrétiens-démocrates (ex-DC), Di Pietro est en train de se faire discréditer par toute la droite ?, la magistrature est vue comme un «persécuteur communiste».

Une faible lueur d’espoir semble luire cependant : le talon d’Achille de la majorité, c’est la bêtise. Aux dernières élections régionales, le PDL n’a pas pu présenter le candidat qu’il voulait pour la Région Lazio parce que le responsable qui devait déposer la liste était parti s’acheter «un’ panino ben’ cotto» et du coup est arrivé en retard au dépôt.

Peut-être se saborderont-ils tout seuls !

Julien Puig

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