Titien, Tintoret, Véronèse… Rivalités à Venise. Exposition au Louvre.

Mais que se passe-t-il au Musée du Louvre? Après avoir été le siège du troublant «Da Vinci Code», voici que le musée présente une exposition au titre digne d’un «thriller»: «Rivalités à Venise». Pourquoi pas, pendant qu’on y est «Complot sur le Rialto» ou encore «Rancunes sur la lagune»?

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Titien, Vénus au miroir© Board of the Trustees of the National Gallery, Washington

Il faut dire que tous les coups, ou presque, sont permis chez les artistes à Venise au XVIe siècle, alors que Titien règne sans partage sur le monde de la peinture durant toute la première moitié du siècle et que sa renommée se répand dans l’Europe entière. N’est-il pas le portraitiste de l’homme le plus puissant de son temps, l’empereur Charles Quint, qui l’a anobli en le nommant comte palatin? Voici qu’il va devoir se frotter avec une nouvelle génération d’artistes, ô combien ambitieux, qui ont 30 ans de moins que lui – Jacopo Robusti, dit le Tintoret – , ou 40 ans de moins – Paolo Calliari, dit Véronèse – , ainsi que quelques outsiders comme Jacopo Bassano ou encore Palma le Jeune.

Il suffit qu’il ait le dos tourné pour quelques mois en séjour à Rome afin de portraiturer le pape Paul III Farnèse et toute sa tribu («y compris les chats» a-t-on écrit!) pour que cette jeune génération se précipite dans la brèche en multipliant les courbettes auprès des personnes les plus influentes de Venise, jusqu’aux meilleurs amis de Titien afin d’obtenir commandes et honneurs. Ainsi Tintoret dont l’autoportrait à 28 ou 29 ans reflète non seulement une ambition démesurée mais aussi une détermination que rien ne saurait contrarier, n’hésite- t-il pas à proposer au poète et pamphlétaire Pietro Aretino, «ce fléau des princes» bien connu pour être un des proches de Titien, un décor pour l’un de ses salons. Son moyen pour s’imposer? Il casse les prix! Mieux, il n’hésite pas à faire cadeau de ses œuvres, persuadé qu’en dépôt chez des personnages célèbres et mondains, elles seront vues de tous et lui feront une excellente publicité. Un roi du marketing avant la lettre!

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Veronese, Les Pélerins d’Emmaüs© Musée du Louvre, Paris (RMN/Gérard Blot)

Quant à Véronèse, son élégance picturale saute immédiatement aux yeux, aussi bien par le caractère soigné de son dessin, la clarté de ses compositions, souvent calées sur fond d’architecture inspirée de son ami Palladio, le choix si raffiné de ses coloris savamment juxtaposés, aux multiples nuances de rose, de lilas, parme, vert amande, ou anisées, bleu pastel, bleu azur, gris perle ou jaune, et il n’a pas son pareil pour adapter un sujet religieux aux goûts de ses commanditaires. Ainsi dans le tableau du Louvre «Jésus à Emmaüs», nous ne sommes pas en Palestine mais dans l’arrière pays vénitien, sur la terrasse de l’un de ces splendides palais de la «terra ferma» où posent, à même échelle que le Christ, le commanditaire, son épouse et leur fort nombreuse progéniture. Et le chien traditionnellement représenté au pied de la table du repas, en train de ronger un os, symbole de la Passion du Seigneur – voir le tableau sur le même sujet par Titien suspendu juste à côté – devient un gentil compagnon de jeux des plus jeunes enfants du couple, tout juste bon à compléter cette magnifique photo de famille!

Face à ces deux compétiteurs hors norme, Titien ne s’avoue pas vaincu. Il invente de nouveaux procédés, en introduisant miroirs et cuirasses scintillantes, il pousse davantage encore sa palette, dominée par la flamboyance de ses rouges et de ses ors tout en modifiant sa technique, se concentrant sur les visages mais en détaillant moins le reste. Les autres guettent le faux pas, envisagent des répliques.

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Titien, Tarquin et Lucrèce© Fitzwilliam Museum, Cambridge

Observons ce tableau exceptionnel commandé par Philippe II d’Espagne, où l’on voit le prince étrusque Tarquin menaçant la malheureuse Lucrèce d’un poignard avant de la violer.

Tarquin et Lucrèce sont face à face, Tarquin en position dominante. Quelle violence exprimée par le rouge, couleur de la pulsion, par le mouvement, par la panique qui se lit sur le visage de Lucrèce! N’est-elle pas violée par trois fois? Par le regard brillant de désir de l’homme fixant la jeune femme apeurée? Par la dague étincelante qu’il brandit dans l’air prêt à la plonger dans sa poitrine? Enfin par son genou qui vient se loger brutalement entre les cuisses de Lucrèce?

La riposte de Tintoret ne se fait pas attendre. Il aborde le même sujet, avec la même violence, selon un même schéma en diagonale, mais inversé. Toutefois pas question de reprendre la même formule.

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Tintoret, Tarquin et Lucrèce© The Art Institute of Chicago

Tarquin est déjà dans le lit. Il cherche à maîtriser Lucrèce vue de face et qui se débat, mais dans un dernier sursaut pour lui résister, elle fait tomber un des montants sculptés du lit, entraînant dans sa chute un oreiller. Ce qui frappe à ce moment précis, ce n’est pas le désordre qui règne dans la couche, ce sont ces perles éparses qui s’échappent du collier arraché durant la lutte inégale et qui, comme des larmes brillantes, sur le corps lumineux de la jeune femme, symbolisent sa vertu sur le point de lui être ravie.

Pour peindre la chair de Lucrèce, Tintoret fait une exception: il abandonne sa touche habituellement saccadée et zigzagante si efficace pour créer des effets de tension. Il lui préfère une superposition de glacis qui révèlent la translucidité de la carnation et où le moelleux l’emporte sur le rugueux.

Et pourtant, c’est le vieux maître qui remporte ce combat des Titans, et dans tous les domaines! Que dire de ses portraits, ce genre si important à Venise où l’on entretient la tradition des galeries de portraits, et où il a créé un type auquel se soumettront les autres peintres vénitiens. Mais là où le vieux maître supplante tous ses rivaux c’est dans la sensualité qu’il introduit dans sa peinture. Rares sont les artistes à avoir «senti la chair» (Diderot) comme il a su le faire et il faudrait être de bois pour ne pas être bouleversé en contemplant l’admirable «Vénus au Miroir» de Washington, superbe allégorie de la peinture ou encore la «Danaé» du Prado sur laquelle se termine l’exposition.

Titien serait-il resté le meilleur s’il n’avait eu à se confronter constamment aux innovations de jeunes artistes ambitieux dans lesquels il faut voir d’excellents compétiteurs plutôt que des rivaux?
Telle est la question que l’on se pose, en sortant émerveillés de ce magnifique rassemblement de peintures venues du monde entier.

Catherine Saigne Leblanc

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Catherine Saigne Leblanc
Historienne de l'art et diplômée de l'Ecole du Louvre. Conférencière nationale.