Italie et migrants. Une vraie politique euro-méditerranéenne continue à manquer.

Conçue comme une opération humanitaire, Mare Nostrum avait été voté par le gouvernement italien au lendemain du naufrage du 3 octobre 2013, au large de Lampedusa, qui fit 368 victimes. Pendant un an, l’Italie avait pris en charge ce dispositif de sauvetage conduit par sa marine militaire, en en assumant le coût mensuel de 9 millions d’euros, jusqu’à sa suppression en octobre 2014. Durant cette période 150 000 migrants purent être secourus, mais 3000 personnes trouvèrent la mort en tentant d’atteindre les côtes siciliennes.

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Largement dénigré par les droites italiennes et européennes, Mare Nostrum a été accusé de favoriser, en la sécurisant, la traversée des migrants et le commerce des passeurs. A l’été 2014, sous la pression de son ministre de l’intérieur, Angelino Alfano, l’Italie se désengage et l’Union européenne se voit dans l’obligation de prendre la relève.

C’est ce qu’elle va faire en réduisant ce dispositif et en lui octroyant une mission purement sécuritaire. De fait, avec une flotte, un coût (2,9 millions d’euros par mois) et un périmètre d’action réduit, l’opération «Triton», contrôlée par l’agence Frontex, se limite à patrouiller les eaux territoriales italiennes et ne dispose d’aucun mandat, ni de l’équipement adéquat pour mener sauvetages et recherches en mer, sa vocation première étant de surveiller la frontière et de dissuader les trafiquants.

Ce passage de Mare Nostrum à Triton a été dénoncé avec vigueur par les organisations humanitaires, dont le HCR et Amnesty international qui mirent en garde les institutions italiennes et européennes contre l’augmentation des morts de migrants en mer.

Ces dernières n’avaient pas tort. L’irresponsabilité de cette décision est aujourd’hui fragrante: loin d’avoir été freiné, le trafic des migrants a repris de plus belle avec l’arrivée des beaux jours, et les naufrages d’une ampleur inégalée se sont multipliés, un des derniers en date ayant fait quelque 900 victimes. Une fois de plus, l’Italie se retrouve face aux destins tragiques d’enfants, de femmes et d’hommes ayant tenté en vain de trouver refuge en Europe. Aujourd’hui, il n’y a plus de place dans les cimetières de la Sicile pour donner une sépulture à tous ces morts anonymes.

Se réveillant brutalement de sa torpeur, l’Union européenne s’est réunie en sommet extraordinaire ce jeudi 23 avril. Renforcement de l’opération Triton, opérations militaires ciblées pour détruire les embarcations des passeurs en territoire libyen… la stratégie vers laquelle s’orientent les responsables européens semble bien peu adaptée à la détresse des demandeurs d’asile massés de l’autre côté de la Méditerranée. Un million de personnes, fuyant la guerre et les massacres, provenant essentiellement des pays sub-sahariens et de la Syrie, sont en attente de prendre la mer.

Désorientée, désunie et impuissante devant l’hécatombe, l’Europe pourra-t-elle encore longtemps s’abriter derrière cette forteresse qu’elle a inutilement érigée autour d’elle? Que ce mastodonte ne sache affronter cette émergence humanitaire autrement que dans le repli sécuritaire ou l’intervention militaire, à de quoi dérouter.

Par rapport au Liban, pays d’un peu plus de 4 millions d’habitants qui accueille près d’1,5 millions de réfugiés syriens sur son territoire, l’Union européenne – avec ses 28 Etats et ses 508 millions d’habitants – provoque l’irritation lorsqu’elle présente ces quelques centaines de milliers de migrants qui essaient de trouver refuge sur son territoire comme une menace insurmontable.

En Italie, le débat est particulièrement animé. Le gouvernement de coalition demande à l’Europe le renforcement de Triton et une implication majeure. Il souhaite aussi la suppression de l’accord de Dublin qu’il a pourtant signé et qui oblige les migrants à rester sur le territoire où ils sont arrivés et ont fait leur demande d’asile. Le pilonnage des embarcations des trafiquants est aussi envisagé. Cette solution a été violemment remise en cause par Laura Boldrini, Présidente de la Chambre des Députés depuis 2013, et membre du parti «Gauche, écologie et liberté» (SEL). Lors d’une émission télévisée, l’ancienne porte-parole du Haut Commissariat des Nations unies pour les Réfugiés a défendu dans une harangue véhémente le droit d’asile inscrit dans la convention de Genève, fustigeant par ailleurs toute stratégie militaire qu’elle estime «impossible à mettre en œuvre» en Libye.

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De son côté la Ligue du Nord, par la voix de son ténor Matteo Salvini, s’en prend avec hargne au gouvernement italien et à l’Union européenne qu’elle accuse de laxisme. Tous les moyens sont bons pour polariser l’opinion publique contre des populations sans défense et encourager la xénophobie coûte que coûte. L’affiche satirique de son cru qui circule actuellement sur les réseaux sociaux révèle à elle seule la rhétorique de l’abject à laquelle cette formation politique à recours depuis qu’elle existe. On y voit une embarcation avec à son bord des Africains et le slogan: «Vacances en Italie: gîte, couvert, recharge téléphonique et cigarettes pour 35 euros par jour». La publicité de cette agence touristique est signée par les différents partis de la coalition. Le ton est donné et fait hélas de nombreux adeptes. Par temps de crise, la générosité n’est pas de mise.

D’ailleurs la manifestation à laquelle ont appelé hier les principales organisations de la société civile italienne (Emergency, Amnesty internazionale, Arci, etc) n’a attiré dans les rues du pays que quelques milliers de syndicalistes et militants des droits de l’homme. A Rome, place Montecitorio, devant l’Assemblée nationale, le nombre des manifestants était inférieur aux vies englouties, en quelques jours, dans les eaux macabres de la Méditerranée.

Et pourtant c’est bien de la société civile que partent les propositions les plus censées et les plus courageuses pour traiter, non seulement l’émergence humanitaire, mais affronter les causes structurelles de ces poussées migratoires. Ouvrir au plus vite des couloirs humanitaires, démanteler les réseaux de traite humaine en Afrique, éradiquer la corruption et les organisations criminelles en Italie qui profitent du désespoir humain des migrants pour s’enrichir, comme l’a montré le récent scandale des coopératives à Rome. Exiger de l’Europe qu’elle élabore une politique étrangère capable de faire obstacle aux conflits les plus meurtriers.

C’est pour contrer l’inertie de l’Europe et de l’Italie que le comité “Giustizia per i nuovi desaparacidos” est en train de travailler à la procédure d’un tribunal Russell permettant de juger les coupables de cette tragédie sans fin, le manque d’assistance aux persécutés et aux déplacés étant considéré comme un crime.

Dans ce climat morose et délétère, des voix rappelant à la raison et aux principes fondateurs de l’Europe [[Le 12 octobre2012, l’Union européenne a reçu le prix Nobel de la paix pour «sa contribution à la promotion de la paix, la réconciliation, la démocratie et les droits de l’Homme en Europe».]] se sont faites entendre. […] On retiendra aussi le coup de gueule de Massimo Cacciari; survolté, le philosophe, ancien maire de Venise, vient de lancer un cri d’indignation, évoquant la honte immense que lui inspire l’absence de politique de l’Europe, son incapacité à avoir développé une vraie politique euro-méditerranéenne, ignorant depuis dix ans les problèmes explosifs qui nous rattrapent aujourd’hui. Il faut abandonner le discours réaliste pour un discours éthique, a-t-il déclaré, et lancer une grande intervention internationale pour sauver les vies.

Erri De Luca

Rappelant l’inefficacité de la politique répressive en matière d’immigration des précédents gouvernements, l’écrivain Erri De Luca souligne pour sa part: «Ce sont de nouveaux migrants auxquels nous avons à faire aujourd’hui, ces personnes sont prêtes à plonger dans le vide pour échapper à la mort et prennent la mer de la même manière qu’elles se jetteraient d’une maison en flamme…». C’est à ces nouveaux migrants qu’il vient de dédier une poésie, scandée par un vers au rythme familier: « Notre mer qui n’êtes pas aux cieux… ». Ayant choisi, lui aussi la télévision pour intervenir, l’auteur de ce «Notre père» détourné (n.d.r. voir texte original et en traduction française ci-dessous) aura-t-il su toucher les millions d’Italiens qui l’ont entendu?

Article de Nathalie Galesne

publié le 22 avril 2015 sur Babelmed

Une tragédie annoncée

***

Mare nostro. Preghiera laica, Lampedusa 2014

di Erri De Luca

« Mare nostro che non sei nei cieli

e abbracci i confini dell’isola

e del mondo col tuo sale,

sia benedetto il tuo fondale,

accogli le gremite imbarcazioni

senza una strada sopra le tue onde

i pescatori usciti nella notte,

le loro reti tra le tue creature,

che tornano al mattino con la pesca

dei naufraghi salvati.

Mare nostro che non sei nei cieli,

all’alba sei colore del frumento

al tramonto dell’uva e di vendemmia.

ti abbiamo seminato di annegati più di

qualunque età delle tempeste.

Mare Nostro che non sei nei cieli,

tu sei più giusto della terraferma

pure quando sollevi onde a muraglia

poi le abbassi a tappeto.

Custodisci le vite, le visite,

come foglie sul viale,

fai da autunno per loro,

da carezza, abbraccio, bacio in fronte,

madre, padre prima di partire »

Notre mer. Prière laïque.

Lampedusa 2014

Notre mer qui n’es pas aux cieux

et qui embrasses les confins de l’île et du monde

que ton sel soit béni

et que tes fonds soient bénis

tu accueilles les embarcations bondées

sans aucune route au-dessus de tes vagues

pêcheurs sortis dans la nuit

leur filets entre tes créatures

qui reviennent au matin

avec la pêche des naufragés sauvés

Notre mer qui n’es pas aux cieux

à l’aube tu es couleur de froment

au coucher du soleil couleur de raisin vendangé

toi que nous avons semée de noyés

plus que n’importe quel temps de tempête

Notre mer qui n’es pas aux cieux

tu es plus juste que la terre ferme

même quand tu soulèves des vagues en forme de murailles

puis les abaisses en tapis

protège les vies, les visites tombées

comme des feuilles dans une allée

sois pour elles un automne

une caresse, une étreinte, un baiser sur le front,

de père et de mère, avant le départ.

Traduction de Marguerite Pozzoli

Lundi 20 avril 2015, Altritaliani.net

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