Calvino collecteur de contes populaires italiens et conteur.

Dans quelles circonstances, Italo Calvino, au début des années cinquante, va-t-il s’engager corps et âme dans un océan d’histoires et rassembler les “Contes populaires italiens”, région par région? Travail de chercheur, d’ethnographe et surtout d’écrivain qu’il aborda avec curiosité pour se trouver jeté dans le monde fantastique du merveilleux populaire. Comment dans cette aventure de collecte s’est-il pris au jeu de l’oralité, découvrant sa propre voix de conteur, jubilatoire et savoureuse?


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Les premières années.

Italo Calvino est né en 1923 à Cuba lors d’une mission de ses parents, botanistes dans les Caraïbes. La famille revient en Italie, à San Remo, sa région d’origine, deux ans plus tard.

Le jeune Italo reçoit une éducation non-conformiste pour l’époque: pas d’éducation religieuse… La famille de conviction antifasciste critique régulièrement la politique italienne.

Tout en lisant les romans classiques pour la jeunesse, il se délecte de petits imprimés humoristiques d’inspiration satirique.

Il s’essaie lui-même à des satires, des dessins humoristiques, des poèmes.

Le jeune lycéen se sent proche du poète Montale, qui a vécu dans le même paysage que lui, sur la côte ligure.

Mais l’inspiration décisive sera celle de «Roland furieux» (Orlando furioso) de Ludovico Ariosto, dit «L’Arioste» (début 16ème siècle). Cette épopée non conformiste fait la part belle au personnage féminin de Bradamante en se moquant de la Chanson de Roland, et brouille les pistes habituelles, faisant d’un Sarrazin l’un des héros.

Italo Calvino

Italo Calvino nourrit ainsi son imaginaire, s’éloignant du modèle scientifique de ses parents. Pourtant, il commence des études d’agronomie, dans le sillage de son père.

1943. Il interrompt ses études pour s’engager comme résistant antifasciste, dans les brigades Garibaldi.

En 45, reprise de ses études, à Turin; il s’autorise à lâcher la formation scientifique, et, se détachant de la tradition familiale, bifurque vers des études de Lettres, qu’il conclut par un mémoire sur Joseph Conrad.

Il quitte alors la région ligure pour s’établir à Turin, plus propice à ses activités de journaliste et de militant.

Il écrit ses premiers articles pour un journal de Turin.

C’est à cette époque qu’il rencontre le grand écrivain Cesare Pavese, qui va devenir son premier lecteur, et devient un collaborateur de la maison d’édition Einaudi.

Les premières oeuvres

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En 1947, il publie son premier roman: «Le sentier des nids d’araignée» (Il sentiero dei nidi di ragno), qui relate sur un mode décalé son expérience de résistant. La vision y est celle d’un enfant, permettant à l’auteur de livrer un témoignage consistant, sans que l’histoire fasse rupture avec le monde de l’imaginaire et sans que la gravité du propos empêche l’émergence d’un univers fabuleux. On peut y voir s’amorcer son point de vue d’écrivain, en même temps qu’une première distance prise avec le réalisme régnant dans cette Italie d’après- guerre.

En 1949, publication d’un recueil de nouvelles: «Le corbeau vient en dernier» (Ultimo viene il corvo). Ce deuxième livre porte encore sur son expérience de partisan antifasciste.

Au début des années 50, Italo Calvino est un jeune écrivain déjà reconnu par d’illustres auteurs, comme Pavese, l’écrivain qui l’a révélé et qui l’encourage à écrire une œuvre, qualifiant les premières fictions de Calvino de «réalisme fantastique».

C’est alors, qu’à moins de 30 ans, sa vie sociale change d’échelle: l’éditeur Einaudi n’hésite plus à lui confier de vraies responsabilités littéraires. En tant qu’auteur collaborateur de cette maison d’ édition, Italo Calvino se révèle un découvreur d’œuvres (c’est lui qui fera traduire en italien Marguerite Duras, le Barrage contre le Pacifique).

En 1952, il écrit «Le Vicomte pourfendu» (Il Visconte dimezzato), premier titre d’une série de trois romans marqués par le fabuleux. Cette «trilogie des Ancêtres» se présente comme totalement émancipée du réalisme et irriguée par la veine fantastique.

La Collecte de contes

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L’éditeur Einaudi voulait mettre en route une collection de contes populaires, après avoir publié déjà les contes russes et les contes des Frères Grimm. Calvino, jeune collaborateur encore disponible, allait être le partenaire idéal pour une telle mission de recherche. Il s’agissait de rassembler les contes populaires de toutes les régions d’Italie, du Nord au Sud de la péninsule, y compris les îles: Sicile, Sardaigne et …la Corse aussi.

En 1952, Calvino commence à s’atteler à cette tâche, à laquelle il n’était en rien prédisposé. Il n’était familier d’aucune tradition orale, il n’avait jamais côtoyé de conteur ou même de folkloriste. Avait-il seulement lu des recueils de contes dans son enfance? Rien n’est moins sûr…

«C’était pour moi, je m’en rendais bien compte, un plongeon à froid, c’était sauter d’un tremplin dans une mer où, depuis un siècle et demi, se lancent des gens qui veulent sauver quelque chose remuant tout au fond.

Moi, au contraire, je me plongeais dans ce monde sous-marin complètement désarmé, sans le moindre harpon de spécialiste, dépourvu de lunettes doctrinaires, même pas muni de cette bouteille d’oxygène qu’est l’enthousiasme pour tout ce qui est spontané et primitif…»

Devant l’amas de recueils d’auteurs, de folkloristes, il prend conscience du foisonnement de cette «matière» qu’il convient, dans un premier temps, d’inventorier.

«… peu à peu, j’étais saisi par une sorte de fébrilité, par une soif insatiable de versions et de variantes, par une fièvre comparative et classificatrice.»

Puis, il se prend au jeu de la quête, de la collection….

«Je sentais prendre corps en moi une passion qui tendait à devenir maniaque. Ainsi, j’aurais bien échangé tout Proust contre une nouvelle variante de “Ciuchino caca-zecchini” (le Petit Âne aux crottes d’or)».

Puis, le voilà au stade où la collection est organisée, les motifs et les trames identifiés et repérés.

C’est là que se pose la question: comment s’y prendre?

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Il se trouve devant des recueils disparates, en langues dialectales, ou dialectes germanisants, ou encore en français, recueillis mot à mot par des folkloristes plus ou moins éclairés …et boursouflés de développements littéraires noyant l’intrigue initiale. D’autres recueils présentent des versions lacunaires, ou surchargées par le collecteur pour combler les manques.

Calvino devant ces difficultés se résout à recomposer carrément certains contes, en tissant à partir de plusieurs versions une version plus convaincante, c’est-à-dire soit plus riche, plus surprenante, ou au contraire moins tarabiscotée, plus fluide, plus dynamique.

Comment donner un semblant d’unité à toutes ces histoires, tout en faisant entendre la saveur particulière de tel ou tel dialecte non transposable en italien moderne.

«Combien de fois me suis-je trouvé devant une page en dialecte que le fait de traduire consistait à tuer?»

Il apprend à compléter les versions lacunaires par des épisodes trouvés dans d’autres récits, donc, à se faire redresseur de dramaturgie bancale, orthopédiste de contes boiteux!

Et comment traiter les contes débordants? Il s’autorise à les dégraisser, à les dégonfler de l’excès de zèle de leur collecteur, à les retailler, en veillant toujours à l’intégrité du récit.

Les voix des contes

Certaines collectes se révèlent pourtant être de bonnes surprises, comme celle de Gherardo Nerucci pour la région de Montale en Toscane et comme celle de Pitrè en Sicile (fin 19ème).

Gherardi Nerucci a rassemblé les contes entendus de la bouche d’ouvriers agricoles, de blanchisseuses, de bûcherons ou tailleurs. Cette collecte manifeste un vrai intérêt pour les conteurs. Leur métier, leur âge, leurs conditions de vie sont indiqués pour la première fois dans ce recueil toscan.

Giuseppe Pitrè

Autre grande trouvaille d’Italo Calvino: la collecte sicilienne de Giuseppe Pitrè (publiée en 1875). Ce dernier est un médecin palermitain qui se consacra aux études du folklore, passant de l’écoute du corps singulier à l’écoute du corps collectif. C’est à travers son propre témoignage de collecteur que Calvino aura la révélation de la dimension orale.

«Avec Pitrè, le folklore prend conscience de la place qu’occupe la création poétique du narrateur dans l’existence même d’une tradition du récit oral. Il prend conscience de ce «quelque chose» qui, dans le conte, doit être réinventé chaque fois…

Et ainsi, au centre de l’acte narratif trône le personnage du conteur ou de la conteuse avec son style personnel, son charme bien à lui, personnage d’exception, présent dans chaque village et chaque bourgade. C’est à travers lui que se transforme le lien toujours recommencé entre le récit intemporel, le monde de ses auditeurs et l’histoire.»

La mère Agatuzza Messia, raccommodeuse d’édredons dans un faubourg de Palerme, est la première vraie conteuse que Calvino rencontre entre les pages! Analphabète, et ancienne domestique de la famille du fameux Pitrè, elle devient le personnage à la source de cette collecte sicilienne. Elle avait raconté à l’enfant de la maison (le jeune Giuseppe Pitrè) quelques histoires de son répertoire. À 70 ans, elle racontera à l’homme devenu médecin et folkloriste, avec la même conviction, tout l’ensemble de son répertoire.

Voici la conteuse Agatuzza Messia, telle qu’elle est décrite par Pitrè lui-même:

«La Mère Messia me vit naître et me porta dans ses bras …Elle a répété au jeune homme les histoires qu’elle avait racontées à l’enfant d’il y a trente ans, et sa manière n’a rien perdu de sa désinvolture et de sa grâce…

Le récit d’Agatuzza, au-delà de sa parole, est fait de mouvements fébriles des yeux, de gestes des bras, d’attitudes de toute sa personne qui se lève, tourne autour de la pièce, se penche et se soulève, rendant sa voix parfois fiévreuse ou apeurée, …pour imiter celle des personnages ou décrire leurs actes. …Le langage lui, déborde d’inspiration naturelle, plein d’images…grâce auxquelles les choses abstraites deviennent concrètes, celles qui n’eurent jamais de vie deviennent vivantes et parlantes.»

Et lisant ce témoignage, Calvino a l’impression d’avoir rencontré lui-même la Mère Messia, entendu ses histoires. Il est comme initié, contaminé par l’expérience décrite et prend alors la pleine mesure de la puissance d’une transmission orale.

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C’est alors que ce qui devait n’être qu’une brillante compilation attendue par un éditeur, devient une expérience forte pour Calvino. Le voilà au cœur de la tradition orale, y participant à son tour, et sans l’avoir soupçonné, transformé en conteur lui-même, découvrant un monde.

«Les contes sont vrais… ils proposent une explication générale de la vie, …ils sont le catalogue des destins… Et dans ce schéma sommaire, tout y est… et surtout la substance unitaire du tout: hommes, bêtes, plantes, choses, l’infinie possibilité de métamorphoses de tout ce qui existe.»

Si l’on connaît l’œuvre romanesque de Calvino écrivain, on appréciera comment cette idée de métamorphose a fait son chemin.

Lui qui était parti à froid, pour plonger sans élan, et sans enthousiasme, le voilà saisi au vol, sans prévenir, il se laisse faire, contaminé et heureux de l’être au bout de cette aventure de deux ans qui a donné une voix nouvelle aux contes italiens.

«Le conte vaut pour ce qui est tissé et retissé autour de sa trame par celui qui la raconte, pour ce qui s’y rajoute de nouveau au fil du bouche à oreille. J’ai voulu constituer moi aussi un des maillons de la chaîne anonyme et infinie par laquelle les contes se transmettent, maillons qui ne sont jamais de simples instruments, des transmetteurs passifs, mais qui sont les véritables «auteurs».

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À la fin de la collecte, en 1954, Calvino a 31 ans. Il va écrire l’un de ses chefs d’œuvre: «Le Baron Perché» (Il Barone rampante), superbe roman philosophique inspiré à la fois par le fantastique le plus débridé et par l’esprit des Lumières.

Puis il poursuivra avec «Le Chevalier inexistant» (Il Cavaliere inesistente), et la suite de son oeuvre.

*****

Où trouver les contes réécrits par Italo Calvino?

  • En Italie, en deux volumes: “Fiabe Italiane”, Edition Einaudi.
  • En France, les quatre volumes de la première édition «Contes populaires italiens», Ed. Denoël (trad. par Nino Franck) sont épuisés, mais on peut les trouver dans le réseau des occasions et l’emprunter dans les bibliothèques municipales.
  • La collection Folio Bilingue a publié une sélection de quelques contes, sous le titre «Contes italiens».

Fabienne Thiéry

(publié une première fois en 2015)

PS: Ces contes italiens mis en texte ont été mon premier répertoire de conteuse dès les années 80. Je continue à les faire entendre lors de festivals autour de l’Italie, ou à la demande d’organisateurs, que ce soit pour jeune public ou pour des adultes.

http://www.fabienne-thiery.fr
Contact : 06 82 32 57 79

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1 COMMENTAIRE

  1. J’ai beaucoup apprécié cet article. Je déplore seulement que Giambattista Basile n’ait pas été cité, alors que qu’il a publié (à titre posthume) le premier recueils de contes populaires en Europe. Bizarre, bizarre!

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