Traverser les ténèbres, récit autobiographique d’Helena Janeczek

Helena Janeczek, dont la mère est rescapée d’Auschwitz, nous invite, graduellement, à entrer dans le cœur noir de l’Histoire, dans un ouvrage qui analyse, avec lucidité et tendresse, la façon dont les souffrances d’une génération se répercutent sur la suivante. Pour pouvoir regarder en face la réalité de la Shoah, il faut s’habituer progressivement aux ténèbres. Fille de juifs polonais tous deux déportés, Helena Janeczek a vécu en Bavière avant de s’installer près de Milan, en 1983. Après avoir publié des poèmes en langue allemande, elle a adopté l’italien.

Evoquant les Leçons de ténèbres de François Couperin, composition de musique sacrée construite à partir des Lamentations de Jérémie, le titre du livre rappelle les persécutions et les souffrances d’Israël. Mais il fait aussi allusion au roman de Conrad, Au cœur des ténèbres, la remontée du fleuve obscur de la mémoire se conjuguant ici avec une relation mère-fille particulièrement problématique.

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C’est à la suite d’une émission de télévision comme il y en a beaucoup, où elle entend dire que l’expérience des camps de la mort est une expérience «de très haut niveau» que la narratrice tente de résoudre une énigme : «Moi, depuis un bon moment déjà (…) je voudrais savoir s’il est possible de transmettre des connaissances et des expériences non avec le lait maternel, mais bien avant, à travers le placenta ou je ne sais comment, parce que le lait de ma mère, je ne l’ai pas bu, mais j’ai, en revanche, une faim qu’elle, ma mère, n’a plus.» Dans un récit biographique, mais non chronologique, Helena Janeczek nous montre ce qu’est sa relation au quotidien avec une mère qui, très jeune, a abandonné la sienne et son petit frère pour fuir le ghetto où elle se savait condamnée – et la culpabilité qui en découle. Une mère qui a survécu à Auschwitz parce qu’elle a eu la «chance» d’être affectée au Kanada, la baraque où l’on pouvait «organiser» de quoi survivre.

Est-ce pour cela que cette mère incite continuellement sa fille à s’assurer un avenir solide, à ne pas fréquenter les garçons allemands – elles vivent à Munich -, à se méfier de tout le monde, y compris des meilleurs amis ? La relation à la nourriture, le langage, le malaise quand il faut faire la queue pour obtenir des papiers, tout est marqué par cette expérience indélébile qui, «rétractée dans les replis les plus cachés de l’âme», «abîme, oppresse, persiste, parce qu’elle ne peut pas s’être totalement volatilisée.» Un voyage organisé en Pologne, dont le point culminant est une visite au camp d’Auschwitz-Birkenau, prend alors des allures de contre-initiation, replaçant la mère au centre de l’horreur qu’elle a vécue, et qu’elle ne peut exprimer qu’à travers des cris inhumains.

Alternant passé et présent, commentant, avec une ironie mêlée de tendresse, toujours avec lucidité, les péripéties quotidiennes d’une relation problématique, Helena Janeczek nous conduit pas à pas au bord d’un trou noir, dans ses propres ténèbres et dans celles de son histoire familiale. Avec un humanisme lumineux, «elle parcourt ainsi à rebours l’histoire de ses parents» écrit Erri De Luca, «et la recueille en syllabes d’une réticence infinie», respectant le «sens littéral du verbe hébreu du commandement : kabbèd, donner du poids».

Marguerite Pozzoli

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Un extrait du livre:

Tu payes pour chaque erreur, même la plus minime, toujours et quoi qu’il en soit. Tu payes pour celles des autres. Ou bien tu ne payes pas pour celles des autres. Pour une erreur d’autrui, tu peux mourir, ou avoir la vie sauve.

Tu as la vie sauve parce qu’un autre commet une erreur. Parce qu’un autre n’en a pas commis. Parce qu’un autre meurt. Parce que l’autre a commis une erreur ou n’en a pas commis. Tu as la vie sauve parce qu’un autre n’est pas mort. Tu sauves la vie d’un autre parce que tu n’es pas morte et que tu n’as pas commis d’erreur.

Tu meurs parce qu’un autre meurt. Tu meurs parce qu’un autre ne meurt pas. Tu meurs parce qu’un autre a commis une erreur. Tu meurs parce qu’un autre a commis une erreur, et il semblerait que c’était toi. Tu meurs parce qu’un autre ne paye pas son erreur.

Tu as la vie sauve parce que personne ne s’est rendu compte que tu as commis une erreur. Tu as le vie sauve parce qu’une de tes erreurs n’a pas d’importance. Quoi qu’il en soit, tu n’as la vie sauve que si tu ne commets pas d’erreur. Mais en fait, tu ne sais pas ce qu’est une erreur. Tu ne dois jamais penser à ça.

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Traverser les ténèbres
Helena Janeczek
Actes Sud Littérature
Lettres italiennes
Avril, 2014 / 11,5 x 21,7 / 208 pages
traduit de l’italien par : Marguerite POZZOLI
Prix indicatif: 20€
Ouvrage original en italien: Lezioni di tenebra, Ed. Guanda.

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Traverser les ténèbres d’Helena Janeczek a été édité une première fois en 1997, puis réédité en 2011, après le succès de son roman Les Hirondelles de Montecassino (Actes Sud, 2010). Il
a reçu, en 1998, le prix Bagutta pour la première œuvre et le prix Giuseppe Berto.

LIEN UTILE: Les Hirondelles de Montecassino (Actes Sud, 2010) – Recension de Marguerite Pozzoli, traductrice du livre de l’italien au français

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Marguerite Pozzoli
Marguerite Pozzoli est née en Italie. Agrégée de Lettres modernes, elle a traduit une centaine de titres. Depuis 1989, elle dirige la collection “Lettres italiennes” pour les éditions Actes Sud. Parmi les auteurs traduits : P. P. Pasolini, A. M. Ortese, Roberto Saviano, Maurizio Maggiani, Giorgio Pressburger, Stefano Benni, Luigi Guarnieri, Valerio Magrelli, Marta Morazzoni... Membre d’ATLF, elle a siégé à la commission Littératures étrangères du CNL. Elle anime régulièrement des ateliers de traduction, occasions rêvées de faire toucher du doigt les dilemmes du traducteur, et découvrir, in fine, que le texte met à mal toutes les théories préétablies.

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