Démocratie directe ou représentative: la leçon de Norberto Bobbio.

Comment rendre gouvernable l’Italie? Vingt ans de berlusconisme et le récent succès électoral de Beppe Grillo posent à nouveau dans le “Belpaese”, mais pas seulement, la question du rapport entre démocratie représentative et démocratie directe. L’ouvrage du philosophe Norberto Bobbio “Il futuro della democrazia” (Le futur de la démocratie), paru en 1978 et republié plusieurs fois par la suite, s’avère toujours de grande actualité et aide à réfléchir pour tenter de trouver des solutions qui puissent convenir à l’Italie de ce printemps 2013.

En 1984, Norberto Bobbio rassemble, chez Einaudi, sous le titre «Il futuro della democrazia» un certain nombre de textes publiés à diverses occasions au cours des années précédentes. Il précise, dans la préface, que «tous les textes rassemblés ici traitent de problèmes très généraux et qui sont (ou mieux voudraient être) élémentaires», que ces textes «en d’autres temps auraient été qualifiés de philosophie populaire» et s’adressent, non à un public de spécialistes, mais à tous ceux qui sont intéressés par la politique. Bref, ces textes font le point, pour le public le plus large, sur ce qu’on appellerait aujourd’hui, en langage journalistique, les
«fondamentaux» de la question de la démocratie.

Il s’agit avec eux d’essayer de se mettre d’accord sur ce dont on parle quand on parle de démocratie. Et le sous-titre choisi par Bobbio justifie l’entreprise: la démocratie est devenue «Le dénominateur commun de toutes les questions politiquement importantes». Elle est au centre de toute réflexion politique.

Bobbio rappelle, par ailleurs, dans les préfaces rédigés à l’occasion des rééditions de l’ouvrage, que la critique de la démocratie en tant que forme de gouvernement fait en quelque sorte partie de l’histoire de la démocratie, de même que fait partie de son histoire sa capacité à résister à cette critiques et à se refonder périodiquement, ce qui, là encore, justifie l’entreprise de clarification, c’est-à-dire de défense, à laquelle il entend procéder.

Aujourd’hui, 30 ans plus tard, alors que nous atteignons peut-être la fin du cycle qui s’ouvrait au moment de la publication de l’ouvrage, alors qu’il s’agit de savoir comment rendre «gouvernable» l’Italie et, au-delà d’elle, les grandes nations européennes, il n’est peut-être pas inutile d’essayer de se mettre d’accord, a minima, sur ce dont on parle quand on parle de démocratie, et pour ce faire, de revenir à la réflexion de Bobbio.

A cet égard, un chapitre de «Il futuro della democrazia» mérite une attention particulière: celui qui est consacré aux rapports entre démocratie représentative et démocratie directeDemocrazia rappresentativa e democrazia diretta», in “Il futuro della democrazia”, Turin, Einaudi, 1984, 1991, 1995).

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L’idée de démocratie, nous explique Bobbio, se décline selon deux formes types: la démocratie directe et la démocratie représentative. La forme que l’on pourrait dire «pure» est celle de la démocratie directe : il n’y a plus, au-delà de celle-ci, d’espace à conquérir sur le non-démocratique. On peut citer, ici, Rousseau, pour qui «La souveraineté ne peut être représentée, par la même raison qu’elle ne peut être aliénée; elle consiste essentiellement dans la volonté générale, et la volonté ne se représente point : elle est la même, ou elle est autre; il n’y a point de milieu. Les députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses représentants, ils ne sont que ses commissaires; ils ne peuvent rien conclure définitivement. Toute loi que le peuple en personne n’a pas ratifiée est nulle; ce n’est point une loi.» (Du Contrat social, III, 15).

En d’autres termes, la notion de démocratie représentative est en soi une absurdité: la volonté générale ne peut être «représentée» ; elle doit simplement s’exprimer et elle ne peut s’exprimer par le biais d’une autre volonté. La souveraineté ne peut s’exercer à travers un intermédiaire. C’est pourquoi, en toute rigueur, les «élus du peuple» ne peuvent être des «représentants», ils ne peuvent être que des «commissaires», c’est-à-dire des exécutants.

Il reste que la démocratie directe n’est possible que dans des conditions très strictes. Rousseau encore : «Premièrement, un État très petit, où le peuple soit facile à rassembler, et où chaque citoyen puisse aisément connaître tous les autres ; secondement, une grande simplicité de mœurs qui prévienne la multitude d’affaires et de discussions épineuses ; ensuite beaucoup d’égalité dans les rangs et dans les fortunes, sans quoi l’égalité ne saurait subsister longtemps dans les droits et l’autorité; enfin peu ou point de luxe, car ou le luxe est l’effet des richesses, ou il les rend nécessaires ; il corrompt à la fois le riche et le pauvre, l’un par la possession, l’autre par la convoitise…» (ibid., III, 4). Autant de conditions qui ne sont plus réunies, et qui ne peuvent plus l’être, dès lors que l’État atteint une certaine taille, typiquement celle d’une nation, et le degré de complexité que cette taille même induit.

Bobbio écrit ainsi : «Aujourd’hui il n’y a plus de cités-Etats […] et même les cités à l’intérieur des États sont devenues un peu plus grandes que l’Athène de Périclès ou la Genève de Rousseau. Certes, nous les avons divisées, ou nous les divisons en quartiers. Mais, même s’il est vrai qu’au moment […] de la naissance plus ou moins spontanée des comités de quartiers, on peut parler de manière appropriée de démocratie directe […] il est tout aussi vrai […] que dès lors qu’on a pourvu à la légitimation et à la réglementation de la participation de base, la forme que celle-ci a pris est celle de la démocratie représentative. Les quartiers eux-mêmes sont gouvernés non par l’assemblée des citoyens, mais par leurs représentants».

En somme, la démocratie directe, fondement et idée régulatrice de toute démocratie, dès lors qu’elle est plongée dans l’histoire réelle, se transforme rapidement en démocratie représentative, laquelle, par cela même qu’elle n’est qu’une forme «impure» de démocratie requiert toujours d’être élargie, d’être rendue plus démocratique, c’est-à-dire d’être rapprochée de cette forme pure qu’est la démocratie directe. La démocratie directe tend inexorablement à la démocratie représentative, et celle-ci ne peut être réellement démocratique que si elle «s’élargit», et, donc, tend vers la démocratie directe.

Or, si on voit bien comment la démocratie directe se transforme «naturellement» en démocratie représentative, on voit moins bien comment la démocratie représentative peut être élargie et tournée vers l’idéal de la démocratie directe.

Pour répondre à cette question, Bobbio rappelle que la représentation, en matière politique, peut prendre deux formes : A peut représenter B comme délégué ou comme «personne de confiance» (fiduciario). Le délégué n’a aucune marge de manœuvre et n’agit que pour traduire en acte la délibération faite par ceux qu’il représente ; il est lié par un «mandat impératif» et n’est rien d’autre qu’un porte-parole. La «personne de confiance» dispose au contraire d’une grande liberté dans son mandat: ceux qu’il représente lui ont confié la gestion de leurs intérêts, lui faisant confiance pour prendre les décisions les mieux appropriées. Un tel représentant n’est jamais lié par un mandat impératif. D’une manière générale, le «délégué», précisément parce qu’il est tenu par un mandat impératif, s’occupe d’intérêts spécifiques, ceux d’individus ou de groupes d’individus – intérêts locaux, intérêts corporatifs… – alors que la personne de confiance, sans mandat impératif, s’occupe d’intérêts généraux – ceux de larges communautés telles que les nations.

Jean-Jacques Rousseau

On l’a vu, en théorie, la démocratie directe implique l’expression directe de la volonté générale et ne peut passer par aucune représentation. Il est clair cependant que, des deux formes de représentation, c’est celle du délégué, avec son mandat impératif, qui s’en rapproche le plus. Inversement, de la démocratie représentative, on pourra donner, propose Bobbio, la définition suivante : «Les démocraties représentatives que nous connaissons sont des démocraties dans lesquelles par représentant on entend une personne qui a ces deux caractéristiques précises:

a) en tant qu’elle jouit de la confiance du corps électoral, une fois élue elle n’est plus responsable devant ses propres électeurs et n’est donc pas révocable;

b) elle n’est pas responsable directement devant ses électeurs précisément parce qu’elle est appelée à protéger les intérêts généraux de la société civile et non les intérêts particuliers de telle ou telle catégorie».

Ainsi entendue, la démocratie représentative va de pair avec l’existence de «partis», lesquels sont le lieu où se construit la représentation, en fonction non pas d’intérêts particuliers, mais d’une conception générale de la société et de la manière dont celle-ci doit fonctionner.

De là découle également que les critiques faites à la démocratie représentative visent toujours, d’une manière ou d’une autre, les deux caractéristiques énoncées plus haut: l’absence de mandat impératif, ou son interdiction au nom de la nécessité d’instaurer un lien plus étroit entre le représentant et ceux qu’il représente, un lien qui se rapproche de celui existant en droit privé entre le mandant et son mandataire; le fait que le représentant prétende s’occuper d’intérêts généraux et non des intérêts spécifiques de ses mandants.

Toutes les critiques faites à la démocratie représentative reposent en effet sur l’idée que la représentation, inévitable, doit être organique ou fonctionnelle par rapport à tel ou tel groupe de personnes, ce qui implique en pratique que le représentant puisse être révoqué à tout moment.

Ces critiques, on l’aura compris, appartiennent à la tradition de la pensée socialiste ; Marx les a reprises à son compte, notamment dans ses réflexions sur la Commune de Paris, et elles résultent, dans son cas, de l’analyse de la société de son temps en termes de classes: contrairement à ce que prétendent les tenants de la démocratie représentative, les représentants élus n’expriment pas les intérêts généraux, mais ceux de la classe à laquelle ils appartiennent. A ce titre, dans la tradition marxiste, la notion de démocratie représentative relève d’abord de l’idéologie de la partie la plus avancée de la bourgeoisie.

C’est du reste pourquoi le mandat impératif a figuré dans toutes les constitutions des «démocraties populaires» (voir l’article 105 de la Constitution de l’URSS), alors qu’il est banni par la plupart des constitutions des pays de démocratie représentative classique ; ainsi de la constitution italienne dans son article 67 : «chaque membre du parlement représente la nation et exerce ses fonctions sans contrainte de mandat» («ogni membro del Parlamento rappresenta la nazione ed esercita le sue funzioni senza vincolo di mandato»).

Forts de ces éclaircissements, revenons à la question de départ: comment faire en sorte que la démocratie représentative s’élargisse, c’est-à-dire regarde vers l’idéal démocratique symbolisé par la démocratie directe, la démocratie sans
représentation ?

Il existe deux procédures pour se rapprocher d’une démocratie directe : le mandat impératif, qui resserre le lien entre le représentant et ceux qu’il représente, et le referendum, substitut théorique à l’assemblée populaire là où celle-ci ne peut se tenir du fait de la taille du pays, de la nation, de la multiplicité et de la complexité des problèmes à résoudre. Cependant, comme le rappelle Bobbio, l’introduction du mandat impératif ou le recours au referendum ne changent rien à la nature représentative du système démocratique concerné ; fût-il lié par un mandat impératif, le représentant est toujours un intermédiaire élu entre le peuple et la volonté de celui-ci. De fait, et sous peine qu’aucune décision ne soit jamais prise, il est impossible, quelle que soit l’étroitesse du lien instauré entre représentant et représenté, de refuser toute marge de manœuvre ou toute liberté au délégué, de le révoquer à tout instant, ou, enfin, de légiférer par le seul moyen du referendum.

Par ailleurs, Bobbio le rappelle également, le rapprochement, par ces moyens, de la démocratie représentative et de la démocratie directe n’est pas, à soi seul, une garantie d’élargissement de la démocratie : la seule tentative faite en ce sens en Italie n’a-t-elle pas été le fascisme ?

En réalité, affirme Bobbio, c’est une erreur de penser, comme le font souvent les tenants de la démocratie directe, qu’il y aurait un saut qualitatif entre celle-ci et la démocratie représentative, comme s’il s’agissait de quitter un certain état, celui de la démocratie représentative, pour entrer dans un autre, radicalement différent, celui de la démocratie directe, «vraie» démocratie. Entre la démocratie représentative et la démocratie directe s’étend un continuum de formes et il est toujours difficile de fixer le seuil où, dans ce continuum, on change significativement de degré vers plus de démocratie.

Norberto Bobbio

Entre les formes types des deux systèmes il existe une infinité de degrés possibles, avec cette conséquence théorique primordiale: les deux formes types de la démocratie sont compatibles entre elles. Un système de
«démocratie intégrale», nous dit Bobbio, n’est pas l’une ou l’autre des formes «pures» de la démocratie, la «représentative» et la «directe», mais un système qui les contient toutes les deux, car toutes les deux sont nécessaires. Le vrai problème posé par l’idée de démocratie est de déterminer, dans des circonstances et un contexte donné, quelle est la juste combinaison des deux formes et comment cette combinaison peut être mise en œuvre.

Par ailleurs, montre Bobbio, l’élargissement de la démocratie se fait aussi par son extension, hors du champ politique proprement dit, à toutes les sphères de la société civile : «Une fois conquise la démocratie politique, on s’est rendu compte que la sphère politique est à son tour incluse dans une sphère plus large qui est celle de la société dans son ensemble et qu’il n’y a pas de décision politique qui ne soit conditionnée, voire déterminée par ce qui advient dans la société civile. On s’est rendu compte que la démocratisation de l’État, advenue pour l’essentiel avec l’institution des parlementaires, est une chose, et que la démocratisation de la société en est une autre, autrement dit, on peut très bien avoir un État démocratique dans une société où la majeure partie des institutions, de la famille à l’école, de l’entreprise à la gestion des services, ne sont pas gouvernées démocratiquement».

Pour le dire autrement, la complexité des sociétés modernes, qui interdit la démocratie directe, renvoie aussi à la multiplicité des lieux de pouvoir, à côté du pouvoir politique proprement dit. Les sociétés modernes sont pluralistes. De sorte que l’élargissement de la démocratie consiste, non seulement à fixer la juste combinaison de démocratie directe et de démocratie représentative, mais à étendre cette formule à tous les champs de la société civile.

L’élargissement de la démocratie se fait selon deux directions:

1) en limitant le pouvoir exercé d’en haut par le pouvoir de «la base», c’est-à-dire en introduisant dans la démocratie représentative ce qu’il faut de démocratie directe;

2) en limitant le pouvoir exercé depuis le centre étatique – le pouvoir politique proprement dit – par la distribution du pouvoir entre les différents champs qui composent la société.

Partout la base doit exercer son contrôle et le pouvoir être distribué entre les différentes composantes des lieux où il s’exerce. «Là où la démocratie directe, à cause de l’ampleur du territoire, du nombre des habitants et de la multiplicité des problèmes qui doivent être résolus, n’est pas possible et qu’il faut recourir à la démocratie représentative, la garantie contre l’abus de pouvoir ne peut pas naître seulement du contrôle par le bas, qui est indirect, mais doit pouvoir également compter sur le contrôle réciproque entre les groupes qui représentent des intérêts divers, qui s’expriment à leur tour en divers mouvements politiques qui luttent entre eux pour la conquête temporaire et pacifique du pouvoir».

D’où ce trait essentiel de la démocratie moderne, qui la distingue irrévocablement de la démocratie des anciens : la légitimité, en son sein, du conflit, mieux, la nécessité organique des désaccords. Un régime démocratique moderne ne fonctionne pas, au contraire des régimes non-démocratiques, sur la base d’un consensus absolu, unanime, obtenu «par amour ou par force» ; il fonctionne, certes, sur la base d’un consensus majoritaire, mais l’existence même d’un tel consensus implique une minorité en opposition.

Les désaccords, voire les conflits sont nécessaires et doivent pouvoir s’exercer. Aussi bien le premier problème de tout régime démocratique moderne est-il de fixer des règles du jeu, qui établissent les limites à l’intérieur desquelles les conflits doivent demeurer et les procédures qui permettent de les résoudre (la limite étant qu’ils ne doivent pas être résolus par les armes), ces règles du jeu devant bénéficier elles-mêmes d’un consensus suffisamment large pour qu’elles prennent leur valeur normative. Bref, une constitution. «Je veux dire, résume Bobbio, que, dans un régime fondé sur le consensus non-imposé d’en haut, une certaine forme de désaccord est inévitable, et que le consensus n’est réel que là où le désaccord est libre de se manifester, et que le système ne peut se dire à bon droit démocratique que là où le consensus est réel. C’est pourquoi je dis qu’il existe un rapport nécessaire entre démocratie et consensus, parce que, je le répète, une fois admis que démocratie signifie consensus réel et non pas fictif, la seule possibilité que nous avons de nous assurer que le consensus est réel est de nous assurer de son contraire».

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Il existe donc un critère de vérification du degré de démocratie d’une société : «le plus ou moins grand espace accordé au désaccord». Plus, dans une société complexe donnée, les désaccords peuvent s’exprimer, plus est éloigné le stade à partir duquel les désaccords se transforment en conflits armés, plus est vaste l’espace dans lequel les désaccords peuvent apparaître, se développer et se résoudre de manière pacifique, et plus une société est démocratique.

Ce texte de Norberto Bobbio a 30 ans (il a été rédigé en 1978 avant d’être republié dans «Il futuro della democrazia» en 1984) et on n’y trouve pas de recette miracle pour résoudre les problèmes de l’Italie d’aujourd’hui : les situations ne sont plus les mêmes, et, de toutes façons, les solutions politiques, en quelque sorte par définition, sont toujours à inventer. Mais on y trouve la réflexion menée sur la notion de démocratie par l’un des meilleurs esprits italiens des cinquante dernières années. Je laisse à chaque citoyen italien le soin d’inventer, à partir de là, les solutions qui conviennent à l’Italie de ce printemps 2013.

Patrick Goutefangea

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