Caravage et le caravagisme européen: l’exposition du musée Fabre de Montpellier

Si, durant sa courte vie, le Caravage (1571- 1610) n’a jamais fondé d’école, il n’en a pas moins influencé une bonne partie de la peinture européenne, qu’il a largement contribué à renouveler grâce à ses audaces, à son sens particulier de la composition et de l’utilisation de la lumière.

C’est ce que s’attache à montrer l’exposition du musée Fabre de Montpellier, intitulée “Corps et ombres”, couplée avec celle du musée des Augustins de Toulouse, chacune donnant à voir l’impact de ce peintre, la première sur les caravagesques romains, espagnols et français, la seconde sur ses héritiers hollandais et flamands.

1_Caravage_Jeune_garcon_mordu_par_Fond_Longhi_copie-2.jpgJeune garçon mordu par un lézard, Michelangelo Merisi dit CARAVAGE v.1594, huile sur toile – Fondazione di Studi di Storia
dell’Arte Roberto Longhi, Florence.

Au musée Fabre, la première salle propose, en guise d’entrée en matière, quelques œuvres de Caravage, peu nombreuses mais emblématiques: le Jeune garçon mordu par un lézard, L’Extase de saint François – premier tableau religieux de l’artiste – et Le Sacrifice d’Isaac.

image_preview.jpgLe Sacrifice d’Isaac, Michelangelo Merisi dit CARAVAGE v.1603, huile sur toile – Florence, Galerie des Offices.

Ce dernier tableau est frappant par son cadrage serré, la dramatisation extrême de l’action, le visage d’Isaac dont la bouche s’ouvre dans un cri – une thématique que l’on retrouve dans nombre d’autres œuvres du peintre, comme la Méduse – le corps bien peu divin de l’ange (de même que les visages du jeune garçon et de saint François appartiennent à un monde très terrestre et n’ont rien d’idéalisé). On se souvient alors qu’un des aspects “révolutionnaires” de l’œuvre du Caravage tient au fait qu’il peignait d’après des modèles vivants, dont il souligne souvent les aspects les plus réalistes.

Les salles suivantes montrent que, même du vivant du peintre, mais surtout après sa mort, et très rapidement, ses innovations ont été reprises, assimilées et réinterprétées en fonction des goûts et du tempérament des différents artistes. L’Extase de saint François de Baglione et le Saint François et l’ange d’Orazio Gentileschi permettent ainsi de comparer les déclinaisons d’un même thème.

Gentilimage_preview.jpgJudith et sa servante, Orazio GENTILESCHI v.1621-1624, huile sur toile –
Wadsworth Atheneum Museum of Art, Hartford, C.T.

De même, Judith avec la tête d’Holopherne de Carlo Saraceni (vers 1618), exemple d’érotisation de la violence, exaltée par le clair-obscur et la lumière d’une bougie, et la Judith et sa servante d’Orazio Gentileschi (1621-1624) font écho au célèbre Judith décapitant Holopherne du Caravage du Palazzo Barberini. Mais, alors que le Caravage saisit le moment culminant de l’action, Orazio Gentileschi – le père d’Artemisia – limite l’expression de la violence à la couleur terreuse de la tête d’Holopherne et s’attache à souligner la beauté des vêtements des deux femmes, à exalter la somptuosité des drapés et la richesse des couleurs, auxquelles le fond neutre donne encore plus de relief. D’autres scènes violentes, comme le David et Goliath de Borgianni (1574-1616), au cadrage serré et à l’expressionnisme presque grotesque, montrent que l’exemple caravagesque a poussé ses épigones à user de leur liberté d’interprétation sans craindre les excès.

II_2_Borgianni__David__Academia_S_Fernando_copie.jpgDavid et Goliath, Orazio BORGIANNI vers 1605-1610, huile sur toile – Museo de la Real Academia de Bellas Artes de San Fernando, Madrid.

Les Français qui travaillaient à Rome à l’époque sont également présents, et les œuvres exposées montrent que ce caravagisme-là se caractérise, au contraire, par une certaine mesure et élégance : Simon Vouet, arrivé à Rome en 1613, dont la Diseuse de bonne aventure (vers 1620) constitue une scène de genre presque théâtrale, Claude Vignon, Nicolas Tournier, Aubin Vouet (frère de Simon) ou encore Nicolas Régnier. Concernant ces deux derniers, l’exposition permet de comparer les David respectifs. Celui d’Aubin Vouet est d’une élégante mollesse : grassouillet, les lèvres rouges et sensuelles, coiffé d’un élégant chapeau bleu à plume blanche, c’est à peine s’il daigne regarder la tête de sa victime, qu’il tient. Celui de Nicolas Régnier a quelque chose d’androgyne, mais il triomphe et nous regarde frontalement.
Quant au David vainqueur de Goliath de l’Italien Guido Reni (vers 1606), il est coiffé d’un bonnet rouge à plumes ; nonchalamment appuyé à une colonne, il contemple avec désinvolture la tête de Goliath posée sur deux blocs de pierre superposés. Une fourrure, sur son épaule gauche, ajoute à la sensualité de la pose.

david-tenant-la-tete-de-goliath--replique-d-atelier-du-xviie-siecle--copie----guido-reni.jpgDavid vainqueur de Goliath, Guido RENI vers 1605, huile sur toile – Musée du Louvre, Département des Peintures, Paris.

Sont aussi présentes, pour compléter ce tour d’horizon, des œuvres issues de la Naples espagnole (Ribera, Zurbaràn, Velazquez). Enfin, on s’attardera avec plaisir dans la dernière et très belle salle consacrée à Georges de la Tour (mort en 1652). Comme le Caravage, il n’a laissé que peu de tableaux (une quarantaine). Bien qu’il ne se soit jamais rendu en Italie, il a retenu du Caravage l’usage du clair-obscur et du fond neutre, comme dans la Madeleine à la flamme fumante, dont l’atmosphère contemplative et silencieuse fait de son auteur un artiste “à part”. Le réalisme du Vielleux ou de Saint Jacques le Mineur montre aussi que, par-delà les frontières, l’influence du Caravage a durablement marqué les esprits.

madel1.jpgLa Madeleine à la flamme fumante, Georges de LA TOUR vers 1636,
Huile sur toile, Los Angeles County Museum of Art, Los Angeles.

En définitive, à travers le nouveau rapport au réel qu’il a instauré en nous forçant à “entrer dans le tableau”, en peignant sans dessin préalable et en jouant de la lumière pour nous entraîner dans une vision d’une intensité dramatique jusque-là inconnue, le Caravage a fait éclater les cadres de la peinture traditionnelle. Avec lui et après lui, spiritualité et réalisme n’ont rien de contradictoire, mais se nourrissent mutuellement, dans une diversité chatoyante, au gré de la liberté de chaque créateur.

Marguerite POZZOLI

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Renseignements pratiques:

Au Musée Fabre de Montpellier Agglomération, les caravagismes italien, français et espagnol : Caravage, ses premiers suiveurs (Gentileschi, Manfredi…), puis son influence sur l’école espagnole (Ribera, Vélasquez, Zurbarán) et française (Valentin, Vouet…) jusqu’au peintre de la réalité Georges de la Tour.

Musée Fabre
39, Boulevard Bonne-Nouvelle
Montpellier
Ouverte du 23 juin au 14 octobre.
Tous les jours de 10h à 20h sauf les lundis en juillet et août.
Exceptionnellement ouvert les lundis de 10h à 20h à partir de septembre.
Tél. : 04 67 14 83 00

Site http://museefabre.montpellier-agglo.com

Au Musée des Augustins de Toulouse, les caravagismes flamand et hollandais : l’école d’Utrecht (Ter Brugghen, Honthorst…), les peintres d’histoire hollandais (Bramer, Rembrandt…), le baroque flamand (Jordaens, Seghers …).

Musée des Augustins
21 rue de Metz
31000 Toulouse
Tél. 05 61 22 21 82
Site http://www.augustins.org
Ouvert tous les jours de 10h à 19h
nocturne jusqu’à 21h le mercredi.
Tarifs : 9€ et 5€ tarif réduit

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Marguerite Pozzoli
Marguerite Pozzoli est née en Italie. Agrégée de Lettres modernes, elle a traduit une centaine de titres. Depuis 1989, elle dirige la collection “Lettres italiennes” pour les éditions Actes Sud. Parmi les auteurs traduits : P. P. Pasolini, A. M. Ortese, Roberto Saviano, Maurizio Maggiani, Giorgio Pressburger, Stefano Benni, Luigi Guarnieri, Valerio Magrelli, Marta Morazzoni... Membre d’ATLF, elle a siégé à la commission Littératures étrangères du CNL. Elle anime régulièrement des ateliers de traduction, occasions rêvées de faire toucher du doigt les dilemmes du traducteur, et découvrir, in fine, que le texte met à mal toutes les théories préétablies.

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