Sik Sik le Maître de Magie du grand Eduardo De Filippo. Une surprenante-brillante adaptation.

Devant le succès rencontré lors des premières représentations, la Compagnie de la Girandole prolonge TOUS LES LUNDIS la création « Sik-Sik le Maître de Magie » d’Eduardo de Filippo.

Oui, oui, c’est cela, juste cela que je voudrais écrire… Je ne veux ni faire la critique ou la chronique d’un spectacle (pour cela, on peut lire l’excellent article de Francesco Raiola, paru sur ce même site) ni retracer l’histoire du génie d’Eduardo De Filippo (chose facile à trouver, y compris sur Internet), mais seulement exprimer l’enthousiasme que j’ai éprouvé l’autre soir à Montreuil, dans la proche banlieue de Paris, devant la rencontre inattendue et miraculeuse entre une troupe d’acteurs que je ne connaissais pas et un génie que j’aime depuis toujours.

Cet enthousiasme ne me quitte pas. Il a des racines profondes que je voudrais essayer d’expliquer pour donner l’envie d’aller voir le spectacle à ceux qui, comme moi, aiment Eduardo, comme à ceux qui ne le connaissent pas encore. Pour les uns comme pour les autres, découverte, étonnement, émotion et rire sont garantis.

Eduardo, pourquoi ?

Pour commencer, oui, Eduardo est un génie.

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Par-dessus tout, comme auteur de théâtre. Selon moi, personne, pas même Goldoni ou Pirandello, n’a su comme lui allier la force comique et la pénétration anthropologique.

Par-dessus tout aussi, comme acteur. Un acteur immense comme peu d’acteurs le sont, et un tragique créateur de comique – tragique, parce que les grands comiques dissimulent tous au fond d’eux-mêmes une larme pudique (qui sait faire rire sait aussi faire pleurer, mais la réciproque n’est pas vraie…)

Ce sont justement ces deux par-dessus tout qui constituent l’une des particularités d’Eduardo et rendent son œuvre difficilement abordable.

Le visage d’Eduardo était à lui seul la géographie d’un univers : sans avoir besoin de parler ni de bouger, il pouvait, par les yeux, un plissement du front, un sourire des lèvres, etc., exprimer une incroyable gamme de sentiments, comme si ce visage était déjà à lui seul toute la comédie, ou au moins son résumé magique. Et puis il y avait tout le reste : le timbre de sa voix, ses gestes, et ceux des autres acteurs, extraordinaires, issus d’une tradition séculaire, qu’il organisait, fignolait, dirigeait avec une minutie quasiment obsessionnelle (les plus âgés, les plus fidèles, se souviendront de Peppino et Titina De Filippo, son frère et sa sœur, mais aussi de Pupella Maggio, Angelica Ippolito, Enzo Petito…)

En somme, Eduardo, sur scène, était un prince. Chacune de ses réalisations était parfaite jusqu’au moindre détail, inimitable. Imagine-t-on de refaire un film de Charlie Chaplin ou de Buster Keaton joué par d’autres acteurs, fussent-ils excellents ?

Pour cette raison, j’ai longtemps pensé que la meilleure chose à faire, avec ces chefs-d’œuvre, était de les voir et de les revoir dans les enregistrements réalisés par la télévision à partir des années soixante et aujourd’hui disponibles en DVD. Certes, le théâtre filmé n’est pas le théâtre, mais il peut en restituer les détails sans les trahir, avec la fidélité d’une photographie.

Toutefois, comme je le disais, Eduardo était également un auteur de théâtre, et ses œuvres, qui sont aussi l’expression d’une longue tradition de comique et de vie, celle de Naples, méritent de continuer à vivre, pour lui, en dehors de lui. C’est juste, et important.

En ce sens, par exemple, Toni Servillo a monté ici à Paris, il y a quelques années, Sabato, Domenica e Lunedì, en langue originale, et il a fait un excellent travail : même si paradoxalement – qu’on me pardonne cette impertinence – sa plus grande qualité est aussi son unique défaut (comme c’est le cas, et encore davantage, pour Luca De Filippo, le fils d’Eduardo) : une extraordinaire ressemblance de style, et parfois même physique, avec l’inégalable prédécesseur, ce qui ne peut manquer d’éveiller, chez ceux qui l’ont vu à l’époque, une ombre de regret…

Ainsi, toujours pour que vive ce théâtre, il est juste et important qu’il soit rendu accessible à des publics étrangers. A cette fin, il y a eu jusqu’à maintenant deux solutions « standard » (je parle évidemment de la réalité que je connais, ici en France).

La première est justement celle qui a été imaginée avec Toni Servillo (et avec d’autres avant lui), et que nous pourrions qualifier de « cinématographique » : le texte original, avec des sous-titres (ou mieux, des sur-titres lumineux). L’avantage, en termes de rigueur philologique, est évident ; l’inconvénient, pour les spectateurs non italianophones (et même non napolitanophones…), est que le théâtre, bien plus que le cinéma, pâtit physiquement des sous-titres.

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L’autre solution est celle de toujours : la traduction. Mais alors on se heurte à une difficulté majeure, qui est en même temps l’une des spécificités du monde d’Eduardo : le mélange d’italien et de napolitain qui constitue, dans des dosages variés, la trame de ses comédies.

Les traductions (j’en ai lu trois, de styles très différents) et les mises en scène qui vont avec sont toutes confrontées au même dilemme, avec deux voies possibles pour en sortir, deux philosophies de fond, qui peuvent bien entendu emprunter l’une à l’autre: ou bien tendre à l’uniformité, en éliminant les écarts linguistiques et les passages incessants d’un registre à l’autre, et en privilégiant une certaine exactitude lexicologique (mais on perd ainsi un ressort essentiel de la dramaturgie dans ce qu’elle a de plus vivant) ; ou bien essayer de rendre compte de ces écarts, en utilisant éventuellement des patois, ou des prononciations diverses, etc., et en s’obligeant nécessairement à recréer des situations adaptées au nouveau contexte (mais souvent très éloignées de celles de De Filippo…). Dans les deux cas, comme on le voit, on sacrifie quelque chose, surtout dans le passage du texte à la scène.

Et voilà pourquoi, accurrit’ au Théâtre de la Girandole

La mise en scène qu’on peut voir depuis quelques jours au théâtre de la Girandole réussit, justement, à éviter tous ces écueils.

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L’innovation, dans le travail de Luciano Travaglino et de sa compagnie, se fonde sur un choix de fond, un troisième, une sorte de clef. C’est simple comme un uovo di Colombo, et brillamment orchestré. Il s’agit de transformer les difficultés de traduction, linguistique et contextuelle, culturelle, en un ressort théâtral, à l’intérieur d’un espace qui n’a plus besoin de supports « externes » et se suffit à lui-même.

En termes plus concrets : la compagnie est formée d’acteurs italiens parlant français et d’acteurs français parlant italien, chacun avec son accent, sa cadence et ses tics, et tout cela entre dans la composition d’un mélange linguistique dont les éléments sont quantifiables : environ 80% de français et 20% d’italien. Cependant, comme le savent bien ceux qui vivent dans des familles « mixtes », le partage n’est pas fixé une fois pour toute ; il est modulable, avec beaucoup de possibilités surprenantes : parfois un acteur en suit un autre sur la scène, c’est-à-dire qu’une langue en suit une autre, le français traduisant l’italien ; parfois c’est le même acteur, qui, parlant l’une des deux, ou plutôt des trois langues – le napolitain est en effet un protagoniste à lui tout seul – finit sa phrase dans une autre, parfois encore c’est l’accent du « Français » parlant l’italien ou le napolitain, ou celui du « Napolitain » parlant le français, qui manifeste la présence de l’autre langue. Bref, il y a toujours trois langues sur la scène, même si le texte est joué dans la traduction française (d’Huguette Hatem) – qui est excellente.

D’une pierre deux coups. Le problème du caractère artificiel des sous-titres est résolu : les sous-titres, d’une certaine façon, sont sur la scène, ils font partie du jeu, ils sont les acteurs eux-mêmes ; de plus, même si le texte est joué principalement en français, la traduction perd son côté statique et devient plus vivante, grâce à la présence de l’italien et du napolitain qui sont toujours là. Mais ne vous méprenez pas : si le patrimoine linguistique et culturel de la troupe vivifie le spectacle, si celui-ci en gagne en spontanéité, c’est aussi que derrière le moindre détail, derrière chaque écart linguistique, il y a un choix, un travail méticuleux, au service d’un mécanisme parfaitement huilé.

Sik Sik, par ailleurs, se prête magnifiquement bien à cette opération (applaudissons donc aussi à l’intelligence artistique de ce parti-pris) : en effet, la pièce comporte un seul acte, qui en soi ne dure pas plus d’une demi-heure. Pour en faire un spectacle « entier », il fallait lui apporter quelque chose de plus, des « insertions ». La mise en scène de Luciano Travaglino a ainsi le mérite, aussi, de sauver une pièce de grande beauté (et très aimée d’Eduardo lui-même), rarement montée en raison même de sa brièveté.

De ces « insertions » je ne dirai rien d’autre, pour ne pas gâcher au spectateur le plaisir de se laisser surprendre. Mais je veux au moins chuchoter un remerciement pour l’émotion que j’ai éprouvée, tout d’un coup, en me retrouvant face à un autre géant du comique de tous les temps… Toto’, dans un de ses inimitables duos avec Anna Magnani.

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Enfin, pour que ce mécanisme fonctionne, il fallait de très bons comédiens. Luciano Travaglino joue lui-même le personnage de Sik Sik et il est superbe, d’autant plus qu’il ne ressemble pas au « sicco » (maigre) Eduardo et n’en a pas davantage la « napolitanité » (il est originaire de Lombardie). Nino Montalto, lui, est napolitain ou presque, et ressemble un peu à Toto’ ; mélancolique, tendre et comique, il fait le complice, le « baron », à la fois émouvant et hilarant. Marc Allgeyer, l’autre « baron », lui fait remarquablement pendant (et lui « sert » parfois de… sous-titre).. Félicie Fabre arrive à passer du français à l’italien en traversant le napolitain avec bonheur (son prénom l’y prédisposait déjà), grâce et maîtrise. La musique de Marc Gauthier et Laurent Valero, qui passent avec virtuosité d’un instrument à l’autre, accompagne le spectacle et insuffle la vie au mécanisme.

Enfin ? Oui et non, car avant le spectacle il y a un avant-spectacle. Je n’en dirai rien, parce que c’est la première surprise, et, en soi, un petit chef-d’œuvre… Diane Dugard est seule (seule ? en fait pas vraiment…) sur scène, avec une grâce sublime, un visage de gamin des rues napolitain, ‘nu scugnizzo, d’où se dégagent à la fois candeur et poésie. Délicatement, sans avoir besoin de dire un mot (ou presque, ça fait partie de la surprise…), elle introduit le spectateur au monde d’Eduardo. Il faudrait lui faire sur les affiches la place qu’elle mérite.

P.S. Miracle : on assiste à une pièce jouée principalement en français, et quand on sort on a l’impression de l’avoir vue …en italien, en napolitain, ou encore en une espèce de « gramelot » qui se nourrit des trois et que nous nous découvrons capables de comprendre. Evviva le métissage !

Arabis, avec Sophie Jankélévitch pour la traduction.
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Crédits photos : Virginie Perocheau

Informations pratiques :

Théâtre de la Girandole
4 rue Edouard Vaillant
93100 Montreuil
M° Croix de Chavaux, ligne 9 (sortie place du Marché n°5).

Tarif préférentiel pour les lecteurs de notre site de 12€ au lieu de 15€. Pour obtenir la réduction réservez par téléphone en citant Altritaliani au 01 48 57 53 17

Dates et horaires :
Lundi 29 mars à 20h30
Pas de représentations en avril. En mai, tous les lundis :
les 3, 10, 17, 24 et 31 Mai 2010 à 20h30

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