Le travail des enfants italiens dans les verreries françaises

Un pan dramatique de l’immigration italienne en France: Au XIXe et début du XXe siècle, les verreries constituent un des principaux employeurs de la main-d’œuvre juvénile, dont une large part de petits italiens, amenés en France par de véritables réseaux mafieux, ou arrivés au-delà des Alpes en compagnie de leur famille.

Grâce à une fidèle retranscription des propos et des intuitions d’Ugo Cafiero [[Ugo Cafiero était un diplomate, de formation juridique, qui fréquentait le groupe socialiste à la Chambre des députés]], auteur d’une enquête intitulée Fanciulli italiani nelle vetrerie francesi [Les enfants italiens dans les verreries françaises tirée de l’Œuvre d’assistance aux ouvriers italiens émigrés en Europe et au Levant, juin 1901], nous souhaitons partager avec vous des témoignages et des récits de la traite italienne des mineurs en France. Il s’agit du portrait d’une jeunesse sacrifiée sur l’autel du commerce des pourvoyeurs.

LIEN au Dossier bilingue Odyssée italienne vers la France – Histoires de l’immigration italienne 1860-1960 et au-delà. Tous nos articles en ligne. Le travail des enfants italiens dans les verreries au XIXe siècle et à la Belle Epoque (Lyon)

Au dire de certains, même en France, les lois en vigueur ne sont pas partout ni tout le temps appliquées avec la rigueur qui s’impose. Il y a parfois des inspecteurs du travail qui se passent d’effectuer leur mission ou alors qui n’y voient pas grand-chose, voire rien du tout, lors des inspections; il paraît aussi que la voix influente électoralement de certains patrons de verreries, impliqués dans l’exploitation des jeunes italiens, porterait plus que celle d’un fonctionnaire d’Etat…

[…] D’autres sources, internes ou externes aux villages concernés par ces phénomènes migratoires, nous ont permis de mieux cerner les causes de la traite comme par exemple la négligence, voire même la complicité intéressée de certaines autorités locales (maires, secrétaires communaux).

[…] Comme la plupart des informations que nous avons recueillies, le rapport SCELSI conclut que c’est surtout ici, dans notre propre pays, qu’il faut chercher des solutions à la traite de ces petits Italiens envoyés dans les verreries.

[…] Par souci de vérité, il aurait été plus exact de préciser que ces spéculateurs sont principalement des Italiens.

C’est de cette façon-là que le Dr Alberto Geisser présente en introduction les impressions et les analyses du voyage d’Ugo Cafiero dans les circonscriptions d’Isernia (dans le Molise) et de Sora (dans le Latium) au début du XXe siècle. Il s’agit d’une enquête qui recueille des documents sur la traite des petits Italiens exploités dans les verreries françaises et des témoignages sur les conditions de leur arrivée, de leur séjour et souvent aussi de leur non-retour.

Enfants italiens travaillant dans des verreries. Document aimablement concédé à Altritaliani par la Fondation Musée Cresci de Lucca.

Le récit du « spectacle » auquel a eu droit M. Cafiero en arrivant dans ces deux villes, permet de prendre clairement la mesure du degré de misère qui régnait dans ces régions à la fin du XIXe siècle.

Dès que l’on arrive dans les gares ferroviaires de ces deux circonscriptions, il y a quelque chose qui frappe inévitablement le regard : une multitude de paysans (tous âges et sexes confondus), agglutinés les uns aux autres, avec des sacs contenant leurs effets personnels, attendent le train qui les emmènera loin de leur pays. Les hommes sont tous corpulents et robustes, les femmes sont belles et portent de jolies coiffes en tissu sur la tête, les enfants sont joufflus et les personnes âgées lestes. Les habitants de ces cantons sont tous beaux et forts – sans doute sont-ils les plus beaux Italiens qui soient ! Mais ce sont aussi de braves gens. Ils ont naturellement des attentions les uns envers les autres, par exemple quand ils partagent le pain et sa garniture, pain qu’ils emportent avec eux comme provision pour plusieurs jours ; d’abord on sert les enfants, puis les vieux, puis les femmes et, en dernier, les pères de famille.

Aux questions de M. Cafiero, les migrants répondaient de manière loquace et sans chercher à cacher leur colère :

On n’arrive plus à s’en sortir. La terre ne donne plus rien. Et le peu qu’elle donne, c’est le patron qui le prend ; on n’a même pas de quoi manger… Qu’ils se cherchent de nouveaux bras maintenant… Ils n’ont qu’à se la travailler eux-mêmes leur terre maintenant !

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L’émigration, dans ces villages désolés et oubliés de tous, était un phénomène «normal». Le dur labeur, la souffrance endurée par de nombreuses personnes avait pour pendant la réussite et la fortune de quelques privilégiés : comme en rend compte M. Cafiero, des fonctionnaires, des administrateurs et des commerçants ont construit leur propre richesse sur l’épargne et sur les sommes d’argent que les émigrants envoyaient à leur famille.

Du maire de Sora à ceux de Venafro, de Sandonato et de Fontana Liri (tous de bons administrateurs) aux principaux notables de la ville, comme le Dr Cardelli de Settefrati ou M. Bartolomucci de Picinisco, ou comme le Dr Gentile d’Atina, sans oublier Messieurs les Secrétaires d’Isola del Liri, de Roccasecca, de Pozzilli, de Venafri, tous affirment vigoureusement que l’émigration est une source de richesse.

En somme, il s’agit d’une “émigration pathologique” qui a surtout frappé les mineurs : des enfants contraints et manipulés par leurs propres concitoyens et compatriotes, amenés de l’autre côté des Alpes pour souffler du sable de verre incandescent dans les usines françaises et belges, en échange de quelques lires versées à la famille. C’était déjà la pauvreté qui avait conduit leurs parents à sacrifier leurs enfants sur l’autel du « dieu Argent ».

Flattés par leurs négriers – des compatriotes italiens vivant en France et ne rentrant au pays que le temps de s’approvisionner en chair humaine –, les enfants, vu la misère ambiante, se laissent naïvement tromper et séduire par la promesse d’une vie aisée, fortunée. De sorte que, si ce ne sont pas les parents qui cèdent à la promesse d’un gain de cinquante lire par semestre, ce sont les enfants eux-mêmes, à force de pleurer, de les implorer ou de chercher à les attendrir, qui réussissent à convaincre leurs chères et tendres mères de les envoyer à l’étranger.

Le juge Maietti affirma dans un entretien avec M. Cafiero :

Je peux affirmer avec certitude que l’appât du gain est la principale cause d’une telle ignominie. […]. Des paysans et des ouvriers aisés quittaient tout pour se consacrer à la traite des enfants. […] D’autres s’y pliaient par nécessité. S’ils partaient travailler dans les verreries sans enfant avec eux, ils n’étaient pas recrutés; ou sinon ils en achetaient de seconde main en France chez de gros fournisseurs ou bien ils repartaient en Italie s’en procurer. […] Ce type de travail effectué par de jeunes Italiens est une excellente aubaine pour les entrepreneurs français.

Ce furent les actes du procès Vozza qui mirent à jour les détails les plus terrifiants de la traite des mineurs que M. Cafiero décrit ainsi :

Donato Vozza arriva à Saint-Denis en 1896 avec treize enfants qu’il possédait avec un certain Carlesimo et les fit employer dans la verrerie Legras. D’un commun accord avec le propriétaire de l’usine, il les accompagnait tous les jours au travail – qu’ils fussent ou non en forme – et les surveillait pendant toute la journée à l’intérieur-même de l’usine. Il empochait plus de mille lires par mois. La pièce où les jeunes dormaient se trouvait dans un entresol très humide, dont la porte donnait sur un couloir sombre, sans aucune fenêtre et la seule source de lumière provenait d’un trou dans le plafond. Quand, suite à l’enquête menée par les autorités françaises, Vozza fut chassé de là avec ses jeunes, la concierge raconta qu’en un an, elle n’avait jamais vu entrer dans cette maison ni viande ni pain ; les enfants s’achetaient juste des croûtes de pain.

L’histoire de Paolo et Felice Fraioli, décédés entre les mains de leur avide patron, est certainement la plus tragique et la plus touchante du procès Vozza. Elle a donné à M. Cafiero l’occasion d’avoir en main une série de lettres que les jeunes, souvent analphabètes, étaient obligés d’écrire sous la dictée des patrons pour rassurer leurs parents. Dans le but de masquer l’horrible commerce des pourvoyeurs, ils adressaient des propos mensongers et même humiliants à leurs familles qui attendaient en vain le retour de leurs enfants.

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J’ai lu nombre de ces lettres et elles se ressemblent presque toutes : «Cher père ou chère mère, je vous écris cette lettre (ou je me la fais écrire) en cachette du patron ! Je me porte plutôt bien, mieux que vous ! Le patron nous gâte et avec sa femme, ils se privent pour nous ! Ici il n’y a pas de travail en ce moment et donc on vit à leurs dépens ! Alors, soyez patients pour l’argent et ayez confiance !»

Quand le père menace de venir en France, dans ce cas-là, le fils écrit ceci : « Ne venez pas parce que moi je ne veux pas rentrer au pays et souffrir ! Si vous venez, je m’enfuirai et vous ne me trouverez pas ! Le patron m’aime plus que vous ! ». Et des choses de ce genre…

Que de profiteurs, que de jeunes gens exploités par d’avides
«patrons» ! Mais nombreux furent également les Italiens et les Français, hommes et femmes, qui se sont démenés pour mettre fin à une pareille infamie… Des petits verriers, des esclaves blancs, victimes non conscientes d’un système capitaliste émergent, sans scrupule, prêt à sacrifier leur vie au nom de la richesse et du profit. Ce sont pour la plupart des histoires d’émigration non consenties et inconscientes d’enfants et de vies humaines à la marge, des vies de misère et d’exploitation continue qui hélas aujourd’hui ne défraient plus la chronique.

Mirco Di Sandro

(traduit de l’italien par Christel Sabathier)

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Pour approfondir le thème du travail et de l’exploitation des enfants dans les verreries, Altritaliani vous recommande vivement la lecture de ce document: L’exploitation des Enfants dans les Verreries. L’enfer des gosses.

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