Le récit de Carmela Lavezzari, ouvrière italienne émigrée en Australie dans les années 1960

La situation économique de l’Italie dans l’après-guerre a poussé plus de 200.000 italiens à émigrer en Australie entre 1949 et 1959. Carmela Lavezzari a écrit un livre publié en version bilingue anglais/ italien: “Memorie di ‘una persona di interesse’”, où elle revient sur son histoire et sur celle de sa famille émigrée en Australie depuis 1959. Ce document, édité par Padana Press en 2014, est une histoire importante. Beaucoup de raisons jouent en sa faveur.


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D’abord, il s’agit d’une écriture primaire, une autobiographie et un témoignage de l’histoire de notre émigration. Par conséquent, ce récit à la première personne se charge d’une valeur historique précieuse car nous savons que très difficilement les émigrés italiens racontent par écrit leurs histoires. Plusieurs raisons bloquent en effet le passage du récit oral au texte structuré en écriture. Des difficultés qui s’enracinent dans leur identité narrative, dans le déni, dans l’envie d’effacer ou du moins d’adoucir la souffrance de l’éloignement, des adieux, du départ de leur pays. Puis les difficultés linguistiques et une sorte d’embarras, qui vient de la dignité, de la fierté et du malaise d‘une fausse culpabilité.

Carmela Lavezzari a ouvert une brèche et réussi son pari. Ainsi, nous avons un témoignage pour réfléchir sur une histoire exemplaire. Car les romans de l’émigration sont autre chose que le témoignage à la première personne de ce phénomène social, culturel et émotionnel qui ne cesse jamais, même de nos jours, de l’Italie vers d’autres pays.

On parle de centaines de nouveaux émigrants et de «fuite des cerveaux». Dans certains pays européens comme la Grande- Bretagne, la présence de jeunes italiens qualifiés et diplômés arrive à presque 30 000; à Berlin on parle d’une «colonie» d’italiens.

A l’époque de Carmela et d’Umberto le phénomène était d’autant plus important que des villages entiers se vidaient, surtout dans le Sud de l’Italie.

L’émigration italienne est devenue un territoire de mythes et de romans, d’objets culturels plus ou moins appropriés et aussi un sujet d’études et de recherches. Beaucoup de considérations d’ordre anthropologique et sociologique ont révélé aussi un foisonnement de lieux communs sur notre émigration d’après-guerre. Le texte de Carmela Lavezzari, en plus de sa valeur anthropologique, a le mérite d’anéantir certains de ces lieux communs. Un de plus solides: l’«indifférence» des immigrés italiens aux pays d’accueil, leur volonté de s’enfermer dans les traditions, coutumes, mœurs de leur pays d’origine, sans avoir envie de connaître les mondes nouveaux où ils avaient débarqué, sans contribuer à la vie sociale et culturelle des autres travailleurs et des habitants des terres d’accueil.

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Carmela et son mari Umberto ont toujours gardé leurs idées, leurs engagements citoyens, même en Australie, et ce credo d’ouverture envers le monde, de sympathie pour les autres, leur a permis de vivre en fraternité avec leurs voisins, de se faire des amis et de partager avec eux la vie quotidienne. Ceci grâce à la conscience d’appartenir à la même classe sociale, d’être des travailleurs en terre étrangère mais avec les mêmes problèmes que ceux de la classe ouvrière du monde.

Carmela et Umberto débarquent en Australie après un bref séjour en Suisse. En Italie, ils laissent des familles d’antifascistes, de travailleurs inscrits aux organisations syndicales. En Suisse, la situation n’enchante pas les Lavezzari surtout en raison de l’ambiance de répression et d’intimidation vis-à-vis des travailleurs politisés, déclarés «persona non grata» durant les années 1950. Non qu’en Australie la situation fût meilleure car les émigrés «politiques» étaient mal perçus par les autorités australiennes, mais ce pays avait besoin de main- d’œuvre et ses frontières étaient une vraie grande passoire, difficile à contrôler. Et puis, nous le constatons encore aujourd’hui, tous les contrôles et les mesures de répression n’arrivent pas à bloquer le désir de fuir la misère, les guerres et la déchéance. Se sauver la vie ailleurs et chercher un travail donnent un sens à la condition humaine, personne ne peut le nier ou l’empêcher.

Le récit de Carmela propose, en sourdine, le personnage d’une femme modeste, calme, qui a affronté l’aventure du dépaysement, l’impact avec une autre culture et un monde différent, avec douceur et sans lever la voix, sans dramatiser une situation déjà, en soi, difficile à exprimer par écrit.

Mais son histoire est aussi celle d’une militante du Parti communiste qui a renoué avec ses idées en Australie. Ici, dans ce vaste continent peu peuplé mais qui commence à accueillir beaucoup de travailleurs italiens et d’autres nationalités, Carmela et son mari retrouvent ou créent des liens de solidarité et d’amitié au sein des syndicats ou des organisations de travailleurs ainsi qu’avec la FILEF (Fédération Italienne des familles de travailleurs émigrés), avec les clubs socialistes et communistes. Les échanges fusent entre les Lavezzari et les autres familles australiennes ou italiennes. Si l’obstacle de la langue parfois pèse, on essaie d’apprendre, de suivre des cours de formation et d’alphabétisation. Puis on organise des soirées, des repas, des réunions, on explique aux étrangers ce qu’a été le fascisme, la guerre, l’histoire de l’Italie contemporaine et on essaie de comprendre le fonctionnement de ce nouveau pays.

Comment arriver à s’en sortir, à créer et faire vivre une famille? Carmela travaille dans une usine et Umberto ouvre un atelier de ferronnerie, puis arrivent des enfants et il faut une maison plus grande, etc. Une vie «normale» en somme mais active au sein de la communauté de Blacktown, toujours en contact avec les amis, la famille et les camarades en Italie.

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Ce récit semble sombrer dans la banalité mais il y a quelques années, après la mort subite d’Umberto, Carmela découvre qu’elle et son mari ont fait l’objet d’une stricte surveillance policière de la part des autorités australiennes. Ahurie, elle apprend que ces dernières avaient un fichier et qu’ils étaient surveillés par l’ASIO (les Services australiens) en tant que « persons of interest » à cause de leur militantisme et de leur appartenance au parti communiste. Les documents pour le prouver sont reproduits dans le livre de Carmela, parmi les nombreuses photographies de son couple et de sa famille. Durant les années 1960, Umberto et Carmela avaient attiré l’attention de l’ASIO, institution de contrôle et de répression, quand leurs noms apparaissent dans le journal du Parti Communiste australien, le Tribune.

En 2009 et en 2010, Carmela prend connaissance de cette filature politique et de leur dossier grâce à la Loi sur la Liberté de l’information. Dans ce dossier figure aussi l’identité d’un informateur qui au sein de la communauté italienne se livrait à l’espionnage de ses concitoyens et se chargeait d’informer les autorités policières australiennes des activités politiques des Lavezzari.

L’histoire de cette surveillance et les documents qui l’attestent nous montrent l’envers du décor de la vie simple de Carmela et aussi le côté obscur de l’accueil qu’on réservait aux émigrés italiens qui gardaient leurs idées et leurs engagements même au-delà des frontières de leur pays.

L’ouvrage de Carmela Lavezzari, “Memoirs of a person of interest”, fait partie de l’historiographie de l’émigration italienne. Elle nous laisse entrevoir qu’au- delà de la ligne imaginaire d’une frontière peuvent se cacher aussi des dangers en plus des difficultés de la recherche d’un travail, du dépaysement, des traumatismes de l’éloignement, des chocs des langues et cultures, etc. Petit à petit l’histoire laisse remonter à la surface beaucoup d’horreurs comme les visages en ombre des hommes et des femmes d’origine italienne issus de notre émigration disparus en Argentine, au Chili ou ailleurs, lors des dictatures militaires.

Rien n’est arrivé à Carmela et à Umberto, mais leur vie, qu’ils croyaient banale et simple, était en revanche couchée sur papier par des plumes attentives et ponctuelles. Dans ce récit documentaire bien écrit, fluide et parfois émouvant, on retrouve l’histoire d’une famille italienne et de l’Italie déjà en diaspora mais toujours attachée à ses traditions de lutte et d’émancipation.

Maria G. Vitali-Volant

MEMORIE DI UNA PERSONA DI INTERESSE, un libro di Carmela Lavezzari
Padana Press, 2014, (158 pp.)

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Maria G. Vitali-Volant
Maria G. Vitali-Volant : nata a Roma, laureatasi all’Università di Roma; abilitata in Lettere, storia e geografia; insegnante e direttrice di biblioteca al Comune di Roma, diplomata in Paleografia e archivistica nella Biblioteca Vaticana, arriva in Francia nel 1990 e qui consegue un dottorato in Lettere, specializzandosi in Italianistica, con una tesi su Giuseppe Gorani, storico viaggiatore e memorialista nel Settecento riformatore. Autrice di libri in italiano su Geoffrey Monthmouth, in francese su Cesare Beccaria, Pietro Verri, è autrice di racconti e di numerosi articoli sull’Illuminismo, sulla letteratura italiana e l’arte contemporanea. In Francia: direttrice di una biblioteca specializzata in arte in una Scuola Superiore d’arte contemporanea è stata anche insegnante universitaria e ricercatrice all’ Université du Littoral-Côte d’Opale e à Paris 12. Ora è in pensione e continua la ricerca.

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